Didier Poton et Pierre Prétou (dir.), Religion et navigation, de l’Antiquité à nos jours, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2016, 217 p.

 

Ce livre réunit les communications d’une journée d’étude tenue à Rochefort en 2012. Il traite essentiellement des pratiques religieuses en mer, dans l’espace confiné qu’est le navire, en liaison avec les dévotions des populations littorales. En dehors des travaux de Cabantous sur ce sujet et de ceux de Delumeau sur la peur, l’historiographie française est pauvre. Effectivement, ce sont les réactions de peur, notamment face aux éléments déchaînés, qui expliquent bien des pratiques religieuses. Les ex-votos (qui sont déjà pratiqués dans l’Antiquité) sont une des expressions des périls conjurés en mer. Les catholiques multiplient des cérémonies rassurantes qui s’appuient sur le culte marial ou s’adressent à Saint Nicolas. Mais que peut être l’attitudes des protestants ? Comment lutter contre les « superstitions papistes » auxquelles les marins sont habitués ? Les réformateurs protestants, pour rassurer leurs ouailles, insistent à la fois sur la crainte de Dieu et sur la tranquillité en Dieu, dosant habilement menace et réconfort, foi et abandon. Dans les pays protestants de l’Europe du nord-ouest, ont été gardées les cérémonies de bénédiction des navires avant leur départ. Des livres de prières et d’actions de grâce sont diffusés pour développer une piété personnelle. Dans la seconde moitié du xviie siècle, de tels livres sont publiés en France, pour les marins calvinistes, nombreux le long des côtes atlantiques, mais aussi pour les milliers de réfugiés qui fuient la France.

À partir de la fin du xve siècle, avec la multiplication des voyages maritimes, l’Église catholique intervient de plus en plus. Pour les marines de guerre, l’État doit répondre en s’occupant de l’encadrement religieux des équipages, mais il faut attendre 1681, l’ordonnance de Colbert, pour que soit organisée la fonction d’aumônier de marine. Messes, prières quotidiennes, obligation d’assistance, participent à la politique d’étouffement du protestantisme. Pour recruter ces aumôniers spécialisés, trois séminaires sont fondés. Le statut des aumôniers d’aujourd’hui date de 1852. Aucune communication ne traite des galères royales.

La première partie de ce livre est consacrée aux sources. Dans les dépôts d’archives, pourtant si riches, on ne trouve rien de spécifique concernant les dévotions en mer, ce qui en quelque sorte est normal, la religion étant inséparable des actes de la vie quotidienne.Aussi est-ce dans les rôles d’équipage et surtout dans les journaux de bord, que l’on trouve le plus d’indications.

La seconde partie concerne l’exercice du culte embarqué. Elle suscite quatre communications. La première étudie les bateaux romains qui, selon l’auteur, seraient des « sanctuaires flottants », tant s’y concentrait tout un mobilier votif. La seconde recherche les pratiques religieuses dans un récit de voyage à Sumatra en 1529-1530, témoignage passionnant écrit par le pilote, instruit et cultivé. La troisième concerne plus directement le protestantisme. Elle est écrite par Didier Poton. Il étudie un livre protestant de quarante-neuf prières et actions de grâce, les premières étant plus nombreuses que les secondes, les invocations que les remerciements ! Ce manuel entend avant tout répondre à la peur de la mer et des dangers de la navigation. Le protestant est seul face au péril. Il doit se confier à Dieu. La typologie de ces prières, à elle seule, indique quels dangers sont craints, les corsaires comme les naufrages. Ce manuel écrit par le pasteur Gautier est le premier en langue française. Il s’inspire largement du Book of Common Prayers qui avait une section destinée aux gens de mer. Autant qu’aux marins, il s’adresse aux huguenots qui fuient la France par la mer. Dans la quatrième communication, Yves Caluer traite des « Escales protestantes en France, Bethels, Sailor’s homes et aumôniers dans les ports hexagonaux au xixe siècle ». L’impulsion qui fonde les œuvres pour marins sur les côtes françaises est, tout comme l’évangélisation des campagnes littorales, partie de Grande-Bretagne, et elle correspond au Réveil de type méthodiste. Le mouvement est devenu un phénomène mondial. Tous les ports britanniques, hollandais, scandinaves, etc… créent des Comités Béthel (c’est-à-dire « maison de Dieu »). Là, les marins peuvent trouver au minimum une salle de réunion avec boissons non alcoolisées, quelquefois des chambres. Les Sailor’s homes se multiplient autour du monde. Aujourd’hui les Maisons du Marin dans nos ports poursuivent cette mission sociale. Mais au temps du Réveil, hisser le pavillon bleu (avec colombe et étoile) de Béthel signifiait qu’un capitaine prédicateur réunissait un auditoire essentiellement anglo-saxon, soit sur son navire, soit dans un temple à terre. Au Havre, le négociant Frédéric de Coninck tenta de créer l’Hôtel du Bon Mousse pour protéger les marins les plus jeunes. Faute de financement pérenne, il dut le fermer (1862-1864). Quelques années plus tard, les dames protestantes appartenant à la Ligue nationale contre l’alcoolisme, réussirent à créer la Maison des Marins du Havre (1892), reconnue d’utilité publique en 1905. Déjà au Havre, comme à Marseille et dans d’autres ports, les marins protestants avaient le choix entre plusieurs Sailor’s Homes car les luthériens scandinaves, les anglicans, baptistes, méthodistes… en avaient ouvert. Il y a désormais une porosité entre ces lieux d’évangélisation et les populations protestantes locales. Le Réveil naval débouche sur un prosélytisme protestant qui touche les gens de mer français.

Nous ne ferons qu’évoquer la quatrième partie de ce livre car elle concerne le culte catholique : l’envoi de religieuses ursulines vers la Nouvelle-France au XVIIe siècle ; la lettre qu’un missionnaire catholique adresse à sa sœur en 1838, lui relatant la traversée du Havre à New-York. En conclusion, il est souhaité que ce livre soit un premier élément d’une histoire religieuse de la navigation, de manière à restituer la pratique du culte embarqué. Mais cela demande un long travail de collecte car les sources sont éparses, que ce soit les textes ou les objets, sources manuscrites ou archéologiques.

 

Gabrielle Cadier-Rey

 

Catherine Maurer, Catherine Vincent (dir.), La coexistence confessionnelle en France et en Europe germanique et orientale du Moyen Âge à nos jours, coll. Chrétiens et Sociétés, Documents et Mémoires n°27, Lyon : LARHRA, 2015.

 

Dans les années 1980, les historiens Wolfgang Reinhard et Heinz Schilling proposent le concept de Konfessionalisierung pour qualifier la seconde modernité de la chrétienté. Ils considèrent que la mise en place d’une Europe durablement multiconfessionnelle a engendré un processus social fondamental. Celui-ci a des répercussions à long terme sur la vie publique et privée des sociétés européennes qui se disciplinent, et joue un rôle prépondérant dans la genèse des États modernes. Ce paradigme est cependant largement critiqué depuis plusieurs années.

Le colloque organisé en 2012 par l’université de Strasbourg et la Société d’Histoire Religieuse de la France a pour but d’interroger ce concept historiographique, tout en élargissant le champ d’étude traditionnellement affecté à la notion de coexistence confessionnelle. Ainsi, des chercheurs allemands, suisses et français se sont interrogés sur cette coexistence non seulement à l’époque moderne mais également au Moyen Âge et à la période contemporaine. L’espace géographique étudié ne se limite pas non plus au seul Saint-Empire – point de départ de la thèse de la confessionnalisation – puisque la France, la Samogitie, les Provinces-Unies, la Pologne ou encore la Confédération Helvétique font l’objet de communications. Enfin, cet ouvrage ne se restreint pas au relations internes au christianisme, mais interroge aussi la coexistence entre chrétiens et juifs, hussites, cathares et autres païens. Il est organisé en quatre grandes parties : la constatation de l’existence de la coexistence en Europe, les différentes modalités de cette coexistence ainsi que ses lieux d’expression, et, enfin, le rapport étroit entre coexistence et tolérance/intolérance. Dans sa conclusion, Yves Krumenacker retient quant à lui trois grands axes qui recoupent, dans une certaine mesure, ces quatre grandes parties. Il insiste cependant plus explicitement sur l’importance de la façon de désigner l’autre confession qui transparait dans ce livre.

En effet, le discours officiel tenu par les institutions ecclésiastiques est, théoriquement, un point de départ pour l’élaboration d’un mode de coexistence confessionnelle particulier. La controverse et les conversions sont justifiées par l’image que l’on se fait de l’hérétique ou de l’infidèle. C’est ainsi qu’Uwe Brunn s’interroge sur l’évolution de l’utilisation du terme « cathare ». Désignant au départ une hérésie particulière, cette appellation est progressivement appliquée à l’hérésie en générale, jusqu’à ce que Bossuet fasse le parallèle entre cathares et protestants. La lutte traditionnelle de l’Église romaine contre les hérétiques légitime donc la controverse anti-réformée. Se pose aussi la question de la légitimité de l’institution ecclésiale qui élabore le discours confessionnel. Avec l’exemple du concile de Lactance qui propose un débat aux Hussites en 1431, Olivier Martin nous rappelle combien l’autorité de cette assemblée est en confrontation avec celle du Pape. C’est en tout cas le concile qui, selon Loïc Chollet, a le dernier mot concernant l’évangélisation de la Samogitie : le Grand-duché de Lituanie remplace les chevaliers teutoniques dans cette mission contre le paganisme.

Au-delà des discours, une des grandes qualités de cet ouvrage collectif est de mettre en avant la réalité du terrain et, parfois, son décalage avec la manière dont les autorités temporelles et spirituelles qualifient officiellement une situation confessionnelle. Plusieurs articles témoignent de l’existence de coexistences « conflictuelles » entre plusieurs confessions d’un même territoire. Massacres, persécutions, campagnes de conversions, tensions quotidiennes et tendance à suspecter l’autre sont des réalités avec lesquelles les individus aussi bien que les autorités doivent composer. Mais que retenir de ces conflits ? Julien Léonard et Kaspar von Greyerz illustrent le rôle prépondérant des « hommes de Dieu », respectivement à Metz au xviie siècle et en Suisse au xvie siècle, dans le déclenchement et la persistance des conflits confessionnels. En effet, par crainte de perdre des fidèles, les clergés se mobilisent pour renforcer les frontières confessionnelles et se distinguer de « l’autre ». Le résultat de leurs efforts dépend cependant des rapports de force entre les différentes confessions du territoire donné. En outre, Julie Léonard nuance ses propos en donnant l’exemple de pasteurs et de prêtres messins qui, malgré leurs désaccords, entretiennent des rapports cordiaux. Plusieurs articles s’intéressent également aux stratégies mises en place par les confessions persécutées pour survivre. Jérémie Foa brosse le portrait du huguenot parisien survivant de la Saint-Barthélemy : il possède un réseau de connaissances catholiques solide, des capacités financières importantes et sait faire preuve d’imagination pour se dissimuler aux yeux des persécuteurs. De même, Audrey Kichelewski explique que les juifs polonais qui survivent à la Seconde Guerre mondiale sont les plus assimilés du fait de leur proximité avec des non-juifs et/ou leur parfaite maîtrise du polonais. Les prêtres alsaciens de 1914-1918 doivent quant à eux, selon Annette Jantzen, démontrer qu’ils sont indispensables à leurs paroisses pour éviter d’être mobilisés dans l’armée allemande.

Si les sources témoignent principalement des conflits et des violences, leur silence est aussi une preuve de l’existence d’une coexistence confessionnelle pacifique. À la fin de son analyse de textes diplomatiques médiévaux, Benoît-Michel Tock conclut que ces sources donnent « une image globalement assez irénique » de la coexistence entre juifs et chrétiens de la France du Moyen Âge. Élisabeth Clementz souligne quant à elle la persistance de la mixité confessionnelle dans les léproseries et hôpitaux d’Alsace malgré l’introduction de la Réforme dans ce territoire. Qu’est-ce qui pousse les populations, pourtant souvent poussées au conflit par leurs Églises respectives, à tolérer et à vivre en paix avec « l’autre » ? La pacification de ces relations résulte souvent de valeurs ou d’intérêts communs aux différentes confessions. Au xviie siècle, catholiques et protestants de Metz se montrent solidaires car ils partagent la même suspicion envers la Ligue et le duché de Lorraine, la même volonté d’éradiquer l’antitrinitarisme ou encore d’obtenir un collège pour leurs enfants. Plus généralement, les chrétiens partagent le même socle de connaissances humanistes et des ennemis communs tels que les juifs. Frank Muller donne lui l’exemple des artistes et intellectuels néerlandais et de la cour de Rodolphe ii à Prague. Bien que de confessions différentes, ces élites culturelles se regroupent car elles partagent les mêmes tendances irénistes et érasmiennes. En outre, qu’elle soit conflictuelle ou pacifique, la coexistence confessionnelle engendre une plus grande connaissance de l’autre qui peut s’avérer utile. Les protestants traqués lors de la Saint-Barthélemy, par exemple, utilisent leur connaissance des signes catholiques pour se fondre dans la masse et dissimuler leur véritable identité. En Suisse, certains comportements reflètent même une certaine transconfessionnalité, notamment lorsque des protestants font appel à des exorcistes catholiques, oubliant ainsi les fondements mêmes de leur foi.

L’intérêt de cet ouvrage est aussi de montrer la complexité de la notion de coexistence et sa centralité dans de multiples débats historiographiques. On a déjà évoqué les critiques faites à l’encontre de la thèse de la « confessionnalisation » : Yves Krumenacker en dresse une liste en conclusion. Olaf Blaschke défend sa théorie de « l’âge confessionnel » pour désigner la période 1830-1960. Il admet que l’expression « âge du confessionnalisme » est moins ambiguë que la sienne, mais réaffirme que les frontières confessionnelles du xixe siècle sont comparables à celles du xvie et xviie siècle et même encore plus visibles. Céline Borello s’interroge quant à elle sur la légitimité de l’utilisation des termes « coexistence », « tolérance », « œcuménisme » ou encore « concorde ». Elle leur préfère celui de « convivance », qui prend en compte la différence religieuse mais n’en fait pas le caractère principal des rapports interconfessionnels. En outre, pour rendre compte de ces rapports, il faut considérer la spécificité d’un territoire donné. Au Moyen Âge central, d’après l’article de Rolf Grosse, c’est l’unicité de la conjoncture à Cologne qui fait que la communauté juive parvient à s’y intégrer contrairement à celle de Paris. C’est aussi la complexité humaine, la superposition des différentes identités d’un individu qui expliquent des comportements parfois paradoxaux en matière confessionnelle. Les mémoires d’Abraham Chaillet étudiés par Bertrand Forclaz montrent en effet que ce Neuchâtelois affirme son anti-papisme tout en ayant parmi ses amis de puissants catholiques. Cela explique aussi que lors de la Saint-Barthélemy, une même personne puisse être à la fois bourreau et « sauveteur », ou que dans la Pologne des années 1950, certains juifs se sentent d’abord juifs, d’autres d’abord polonais et d’autres encore effacent complètement leur identité confessionnelle pour mieux se fondre dans la société communiste d’alors.

De nombreux « mythes » sont déconstruits à travers ce livre, témoignant encore une fois de la complexité de la coexistence qui ne se limite pas au « binôme tolérance/intolérance ». Olivier Marin prouve que l’Église romaine médiévale n’a pas toujours été aussi agressive qu’on l’a prétendu, bien que son dialogue avec les Hussites soit perçu comme la dernière solution pour un retour à la paix. Benoît-Michel Tock, en travaillant sur les chartes médiévales en France, démontre que l’hostilité éternelle entre chrétiens et juifs doit être nuancée. Quant à la croyance que la conversion d’un prince peut engendrer celle de nombreux sujets, Matthias Schnettger prouve que ce n’est qu’une illusion. Enfin, Laurent Jalabert explique que le principe cujus regio, ejus religio de 1555 n’est qu’une chimère. Il donne l’exemple du territoire de Nassau, théoriquement luthérien, mais où des concessions calvinistes, des simultaneum et des prérogatives de souverains catholiques étrangers cohabitent. Ainsi, le critère confessionnel est étroitement lié au politique et la coexistence découle bien souvent d’un certain pragmatisme de la part des autorités. Dans l’Alsace du premier xixe siècle présentée par Claude Muller, les administrateurs locaux étouffent les plaintes confessionnelles relatives aux nombreux simultaneum du territoire. Ce n’est qu’à partir de 1842 que les autorités cherchent des solutions à ces conflits. Lors de la paix de Cappel (1531), les cantons suisses concluent une entente supra-confessionnelle afin de préserver leur unité politique. De même, la situation confessionnelle d’un État dépend du détenteur de la souveraineté et du droit de patronage : quand ces deux pouvoirs appartiennent à deux personnes distinctes et de confessions différentes, comme c’est le cas sur le territoire de Nassau au xviiie siècle, les conflits sont inévitables. Sophie Scholl et Élisabeth Clementz font également le lien entre la coexistence confessionnelle et le processus de laïcisation de l’éducation ou de l’assistance publique. En ce sens, elles confirment la thèse de la « confessionnalisation » comme facteur déterminant de la modernisation des États.

Finalement, la confession est plus un mode de vie et de croyance qu’une application stricte des dogmes. C’est ce que prouve Christophe Duhamelle par l’exemple des États protestants qui affirment leur identité confessionnelle en se distinguant des catholiques sur une question non fondamentale : la date de célébration de Pâques. Dans son introduction, Catherine Maurer affirme que cet ouvrage donne une vision plutôt pessimiste de l’homo religiosus européen, malgré de nombreux efforts pour résoudre les conflits. On peut ajouter que cette volonté de résoudre les conflits, au moins jusqu’à la fin de l’époque moderne, n’est que pragmatique. Derrière les débats et les compromis, chacun espère toujours convertir l’autre.

 

Sara Graveleau

 

Marie Bouhaïk-Gironès, Tatiana Debbagi Baranova et Nathalie Szczech (dir.) Usages et stratégies polémiques en Europe (XIVe-premier XVIIe siècles), Bruxelles : Peter Lang, 2016, 395 p.

 

Les études portant sur la polémique ont été fortement renouvelées ces dernières années. Cet ouvrage collectif en est le témoin, mais représente également un jalon important de ce renouveau. La polémique y est avant tout définie par sa fonction, comme une situation discursive conflictuelle organisée et rendue publique. Considérée jusque-là par les chercheurs comme un discours biaisé à déconstruire, porteur de peu de contenu directement exploitable, la parole polémique est désormais envisagée en tant que dispositif alliant discours, positionnements des acteurs, normes, valeurs, attentes et stratégies. Le dispositif polémique est une grille de lecture pertinente dans plusieurs domaines de recherche : développé en histoire des sciences dans l’étude des disputes savantes, il apporte un renouveau fructueux à l’histoire religieuse des réformes par le biais des controverses confessionnelles, aux approches socio-historiques dédiées à la construction des acteurs dans l’espace public, à l’histoire intellectuelle et à l’histoire des imprimés. L’étude de la situation polémique permet de dépasser l’opposition entre approche internaliste et externaliste, et de révéler des continuités, des transferts, des circulations entre des temps, des espaces et des sujets étudiés jusque-là de manière étanche, articulés uniquement autour de contenus intellectuels très spécifiques.

L’ensemble des contributions couvre une période allant du xive siècle à la première moitié du xviie siècle, qui se caractérise par une multiplication des conflits politiques, religieux, sociaux et culturels, en lien avec l’affirmation des princes et la structuration des États, le Grand Schisme et les mouvements de réforme religieuse et le développement d’une culture humaniste agonistique. La multiplication des imprimés, ainsi que leur rédaction en langues vernaculaires, contribuent à la sortie de la polémique des cercles universitaires de savoirs, et à l’apparition d’un public plus large. Les nombreuses situations conflictuelles permettent l’émergence d’écrivains de circonstances et représentent des opportunités commerciales pour les imprimeurs. Une étude sur le temps long met en lumière la formation d’un habitus polémique, ainsi que des phénomènes de transferts qui justifient l’analyse en contexte et non en vase clos.

L’ouvrage s’organise en trois parties thématiques : les armes polémiques mobilisées par les différents partis en présence, la construction de la posture et de l’image du polémiste en situation conflictuelle et l’analyse des configurations polémiques comme des objets complexes et dynamiques.

Les contextes dans lesquels émergent et se structurent les polémiques sont des éléments fondamentaux à prendre en compte pour comprendre la portée des choix stratégiques opérés par les acteurs. Le contexte politique et culturel offre un vaste répertoire de références, à l’image des thèmes de la réforme militaire et du bien commun, éléments importants de la culture politique anglaise du xve siècle, mobilisés par les polémistes des deux camps dans la guerre des Deux Roses (Aude Mairey), ou du thème de la réforme politique utilisé dans cette même guerre et dans la guerre Armagnac-Bourguignon qui déchire le royaume de France à la même époque (Gilles Lecuppre & Elodie Lecuppre-Desjardins). Le contexte intellectuel et philosophique représente également une ressource pour les polémistes, tel le débat entre raison et passion du xviie siècle qui sous-tend les argumentaires des détracteurs et défenseurs de Richelieu (Yann Rodier). Parfois, le contexte politique et intellectuel de référence est plus vaste que ce qu’il semble au premier abord : ainsi, l’affaire des placards de 1534 se comprend en lien avec le contexte bernois de rédaction des textes, où un groupe de pasteurs activistes, auquel appartient Antoine Marcourt, forge un réel projet de renversement et de purification de la religion (Geneviève Gross). Le contexte littéraire constitue également une réserve « d’armes » pour les polémistes. Des procédés littéraires traditionnels sont employés dans des buts polémiques, à l’image de la métaphore, dont la puissance active est mise au service de la glorification de la Vierge et de l’appropriation des discours savants sur le monde par les réseaux jésuites (Anton Serdeczny). Les formes populaires peuvent aussi être déployées dans l’arène polémique, comme le mandement joyeux qui est adapté à la polémique confessionnelle (Katell Lavéant), tandis que des formes originales, à l’instar des confessions d’outre-tombe, émergent. Ces dernières viennent non seulement alimenter une polémique a posteriori mais servent surtout de miroirs pour les acteurs contemporains, telles celles du marquis d’Ancre rédigées au moment de la Fronde contre Mazarin (Jean-Philippe Beaulieu). Ces formes littéraires s’adaptent à plusieurs types de stratégies : les dialogues polémiques traitant des relations entre Parlement et royauté en Angleterre au début du xviie siècle mettent en scène la conversion réussie d’un interlocuteur à la pensée de l’autre mais parfois aussi le discrédit complet de l’un des interlocuteurs (Cathy Shrank). Outre ces références contextuelles, le recours au public représente un procédé de plus en plus répandu. Au-delà de l’échange intellectuel, les polémistes souhaitent en effet susciter des émotions dans le public, qui leur soient favorables, ou défavorables à leurs adversaires. C’est ce qu’espèrent les polémistes anticatholiques anglais du xvie siècle quand ils recourent à des parodies textuelles et picturales pour susciter un rire collectif hostile envers la figure du pape et de ses défenseurs (Adam E. Morton), mais aussi les polémistes Hay du Châtelet et Matthieu de Morgues qui révèlent les procédés utilisés par l’adversaire pour le rendre odieux aux yeux du public (Yann Rodier). Cette prise en compte du public, et les conséquences concrètes qui en sont espérées, confère aux écrits polémiques une valeur performative forte qui les apparente à de véritables actes. Les placards affichés entre Paris et Amboise en 1534 ont pour but de mobiliser le peuple et de renverser les autorités religieuses traditionnelles, ils peuvent être regardés comme des actes iconoclastes (Geneviève Gross), de même que les caricatures du pape diffusées en Angleterre, qui lui retirent son autorité en lui retirant son honneur (Adam E. Morton).

Les polémiques sont des moments où les identités des acteurs en présence sont mises en jeu. Selon les polémistes et les stratégies adoptées, le « je » est plus ou moins mis en avant. Au milieu du xvie siècle, alors que la parole publique des femmes est considérée comme transgressive, particulièrement en fait de religion, Marie Dentière s’inscrit explicitement dans la tradition des femmes de la Bible ayant pris la parole publiquement, pour s’établir en porte-parole de toutes les femmes, présentées comme victimes des hommes. Un siècle plus tard, Marie de Gournay revendique au contraire un « je » individualisé qui s’affirme dans la confrontation et la distingue du reste son sexe (Diane Desrosiers). Dans certains cas, le polémiste choisit l’anonymat. Cette absence de personnalisation peut permettre de redistribuer les rôles et de passer outre les hiérarchies sociales, comme dans les polémiques opposant les dissidents à l’Église anglicane aux xvie et xviie siècles, avec toutefois le risque d’offrir aux opposants une arme supplémentaire : la mauvaise attribution volontaire pour décrédibiliser le parti adverse (Anthony Milton).

Pour ces polémistes, l’enjeu central est de faire valoir une légitimité justifiant leur prise de parole. Jean de Montreuil met en place dans ses ouvrages polémiques contre les Anglais plusieurs scénographies rhétoriques au sein desquelles il déploie un éthos adapté légitimant son discours : celui de l’historien, du moraliste, de l’encomiaste, tandis que la figure de l’adversaire est tantôt diabolisée, tantôt dénoncée comme étant dans l’erreur (Estelle Doudet). Pour affirmer sa légitimité en tant que polémiste, Christine de Pisan n’hésite pas, elle, à s’inscrire dans les topoï féminins de la modestie et de la faiblesse, tout en renversant leur valeur symbolique : elle oppose ainsi sa simplicité sans fard aux artifices des rhéteurs masculins qui l’attaquent. Ce retournement des valeurs est également effectué par Marie Dentière, tandis que Marie de Gournay préfère fonder sa légitimité sur un éthos agonique qui marque au xviie siècle un tournant dans l’écriture féminine (Diane Desrosiers). À cette même époque, l’image de la Femme au Livre (qui avait émergé dès le xve siècle) se dote d’une charge hautement polémique, dans le contexte des controverses confessionnelles : la question d’une place spécifique des femmes dans la religion voit le jour. Les femmes deviennent des parties prenantes légitimes des polémiques théologiques, en tant que témoins des controverses et de leurs enjeux et en tant que juges, desquelles les polémistes de part et d’autre tentent d’emporter l’adhésion (Daniela Solfaroli-Camillocci). Si la polémique légitime de nouveaux acteurs, le fait même d’entrer en polémique peut représenter une forme de reconnaissance de l’adversaire : c’est l’une des principales inquiétudes des ministres anglicans sous Jacques Ier, qui regardent avec anxiété les prises de position polémiques du roi lui-même contre les dissidents (Anthony Milton). Mais pour le mémorialiste Pierre de l’Estoile, si la polémique a pour fonction de purger la société, elle reste avant tout l’arme des impuissants et des désespérés, qui dénoncent les maux du corps politique à défaut de pouvoir les éradiquer (Cécile Huchard).

La polémique joue ainsi un rôle majeur dans la fabrique et la légitimation de postures d’autorité, parfois en rupture avec les normes de sociétés hiérarchisées et cloisonnées. De ce point de vue, elle possède une dimension créatrice certaine.

Abordée dans sa globalité, la polémique est un dispositif complexe. Elle se trouve au croisement de plusieurs champs de forces, chacun porteur d’enjeux spécifiques. Les disputes et conférences théologiques constituent des situations particulièrement intéressantes d’intersection entre enjeux religieux et enjeux politiques. La dispute de Berne de 1528 a vocation à confirmer l’installation légitime de la Réforme dans la cité, tout en rassemblant et en unissant la communauté autour de ses magistrats et en réaffirmant l’autorité de ces derniers face à leurs alliés. Organisateur de la dispute, le pouvoir civique se pose en outre en arbitre des questions religieuses (Fabrice Flückiger). Les conférences théologiques organisées en France sous Henri iv possèdent également une dimension politique : en encourageant les catholiques à entrer en débat avec les protestants, puis en valorisant leurs succès, le nouveau roi réaffirme son autorité sur les sujets catholiques du royaume, sans fermer la porte aux projets de colloque et de réunion de l’Église (Lana Martysheva). Des enjeux politiques se nichent aussi dans la polémique autour du théâtre élisabéthain : en effet, les textes antithéâtraux produits par les godly (les puritains) dénoncent moins les spectacles en tant que tels que la couronne et l’Église qui autorisent leur existence (Olivier Spina).

Les polémiques sont des objets dynamiques, à observer dans le temps et l’espace. Dans le temps, elles peuvent évoluer et s’élargir, à l’image de celle sur l’astrologie à Paris à la fin du xve siècle, qui cible au départ un individu, Simon de Phares, mais s’étend rapidement à l’ensemble de l’astrologie, devenue aux yeux des théologiens trop puissante dans les cours italiennes et française. Le cas de Simon de Phares fait alors jurisprudence pour des cas jugés jusqu’au début du xviie siècle (Jean-Patrice Boudet). Les polémiques peuvent être significatives à différentes échelles. La dispute de Berne de 1528 est à la fois un moment de réunion de la communauté locale autour de son magistrat, mais elle rassemble aussi des participants venus des villes et États voisins, et les principaux acteurs de la Réforme, notamment Zwingli qui trouve là une tribune pour réaffirmer sa doctrine : de ce point de vue, la polémique est une occasion de structurer les camps, les obligeant à des formes de clarification doctrinale (Fabrice Flückiger). Enfin, les polémiques se propagent plus ou moins dans l’espace public : en contrôler l’expansion est essentiel pour les acteurs. Une part importante des échanges polémiques qui ont marqué le milieu du xviie siècle anglais a eu une diffusion volontairement restreinte, à l’image de la dispute entre deux fonctionnaires de la marine anglaise sur des questions techniques d’équipement des navires. Cette dernière occasionne la publication de plusieurs pamphlets, mais se limite en réalité à la défense d’intérêts privés et à un public limité d’experts, avec un refus de la part des acteurs de s’inscrire dans des débats politiques et religieux plus larges, alors même qu’ils se trouvent également en désaccord sur ces questions (Jason Peacey).

Les polémiques sont aussi des dispositifs à envisager du point de vue de leur matérialité. Leurs supports s’inscrivent dans des logiques de production variées : personnelles, professionnelles, marchandes. Plusieurs textes antithéâtraux de la période élisabéthaine sont en réalité des exercices de styles produits par des individus ayant pour ambition de se poser en « experts de la plume », et d’entrer ensuite dans le monde économique du livre ou du théâtre (Olivier Spina). De même, les auteurs des pamphlets qui ont animé la Fronde sont bien souvent des « techniciens de l’écriture » au service de grands patrons, et regardent donc la production pamphlétaire d’un point de vue professionnel et dépassionné. Pour beaucoup d’entre eux, cette production s’inscrit dans un corpus plus large d’œuvres personnelles (Dinah Ribard). Les logiques commerciales des imprimeurs libraires publiant les textes polémiques peuvent également être détachées du contenu même des disputes : à Londres, plusieurs imprimeurs-libraires publient à la fois des pamphlets antithéâtraux et des textes de ménestrels ou d’acteurs (Olivier Spina). La place grandissante du public dans le dispositif polémique influe sur sa matérialité : les formes de la dispute sont de plus en plus adaptées à lui. Ainsi, les conférences théologiques organisées sous le règne d’Henri iv prennent une dimension spectaculaire importante, marquée par un recours fréquent au pathétique et à l’émotion, qui vise à la fois le public immédiat, qui assiste aux conférences, mais aussi un public différé, grâce à la rédaction des actes. Dans ces derniers, la mise en scène du public immédiat a vocation à influencer le public différé (Natacha Salliot). Enfin, les dispositifs de conservation et de sélection des corpus polémiques doivent être pris en compte. L’étude d’une polémique dépend grandement de la perception par les contemporains de ce qui constitue un événement, et des logiques de conservation documentaire qui y sont associées. Des recueils de pièces portant sur la Fronde ont été rassemblés dès le xviie siècle, fondant la légitimité de l’événement à être étudié en tant que tel. Les textes très variés qu’ils regroupent sont à l’origine de ce que l’on nomme aujourd’hui les mazarinades (Dinah Ribard). Cette attention portée aux dispositifs polémiques doit conduire à évaluer de manière précise l’ampleur et la portée d’une polémique : celle de la polémique sur le théâtre élisabéthain semble avoir été surestimée, en raison d’un corpus en partie « factice », ne prenant pas en compte les contextes de production précis des textes (Olivier Spina).

Au travers d’un ensemble d’études de cas présentant des polémiques variées du point de vue de leurs sujets, de leur forme, du temps et de l’espace, l’ouvrage propose une réflexion majeure sur ce qui apparaît à la fois comme un objet d’étude et une grille de lecture pluridisciplinaire. Les polémiques religieuses de l’époque moderne constituent des cas particulièrement intéressants, qui révèlent la productivité des situations conflictuelles, notamment dans l’affirmation des identités confessionnelles et dans la structuration et l’unification des doctrines. De ce point de vue, l’historiographie du protestantisme est un laboratoire riche dans lequel forger et développer des outils pour l’analyse polémique, transférables à d’autres champs de recherche.

 

Noémie Recous

 

« La Sepmaine » de Du Bartas, ses lecteurs et la science du temps. En hommage à Yvonne Bellenger, actes du colloque international d’Orléans (12-13 juin 2014), éd. Denis Bjaï, Genève : Droz (« Cahiers d’Humanisme et Renaissance » 127), 2015, 284 p.

 

L’œuvre de Guillaume de Salluste, sieur Du Bartas (1544-1590), constitue non seulement un jalon essentiel dans l’histoire de la poésie religieuse d’expression française, mais également une des matrices littéraires les plus fécondes de la fin de la Renaissance et des premières décennies du xviie siècle. Lues, commentées et imitées dans toute l’Europe, ses deux Semaines ont influencé plusieurs générations d’hommes de lettres. Après avoir connu un relatif purgatoire depuis la fin du xviiie siècle, les Semaines éveillent de nouveau l’intérêt des études littéraires au xxe siècle et suscitent même un véritable renouveau critique depuis une vingtaine d’années. Les travaux d’édition inlassablement poursuivis par Yvonne Bellanger ont de ce point de vue favorisé l’ouverture de nouveaux chantiers, dont ce volume collectif dirigé par Denis Bjaï, qui réunit treize articles issus d’un colloque organisé à l’université Orléans en 2014, constitue un des dernières productions en date. Le prisme scientifique choisi n’est sans doute pas le plus original, ne serait-ce que parce que les catégories de poème « scientifique », voire « encyclopédique », couramment utilisées au sujet de cette œuvre depuis Albert-Marie Schmidt, ont déjà conduit de les chercheurs à s’interroger sur les (innombrables) lectures du savant Du Bartas, ainsi que sur les usages savants que ses (innombrables) lecteurs ont pu faire d’un tel poème. Parfaitement conscient de ce lourd héritage critique, dont il évoque d’ailleurs quelques jalons récents dans sa courte présentation, D. Bjaï entend donc moins renouveler cette approche, que continuer d’en éprouver la validité, en mettant l’accent sur certains aspects peut-être moins étudiés que d’autres. Il donne néanmoins l’occasion à certains intervenants de revenir sur la nature même du discours « scientifique » bartasien, à partir des notions qui peuvent servir de pierre de touche, comme celles de singularité(s) (Jean Céard) ou bien de merveilleux (S. Bamforth), ou bien encore en fonction du travail de moralisation de l’héritage des Histoires naturelles de Pline (Stephen Lardon). L’ouvrage met par ailleurs l’accent sur certaines disciplines spécifiques, comme l’astronomie (François Roudaut) et l’astrologie (Bruno Lavillate), la zoologie (D. Bjaï lui-même coté ichthyologie et Jean-Claude Ternaux et Paul J. Smith côté ornithologie), la médecine anatomique (François Rouget) et la théologie (Véronique Ferrer). En passant sans transition des lectures de Du Bartas à ses lecteurs, qu’il s’agisse des commentateurs (le réformé Simon Goulart pour Violaine Giacomotto-Chiara et le catholique Pantaléon Thévenin pour Nicolas Lombart) ou des continuateurs (Michel Quillan pour Sylviane Bokdam), le lecteur continue d’apprendre des choses passionnantes, mais la cohérence du propos d’ensemble s’effiloche. On trouvera cependant dans ce volume un peu disparate des études très utiles à la compréhension d’une œuvre phénomène et phénoménale, dont l’étrangeté continue de faire aujourd’hui tout le charme et tout l’intérêt.

 

Julien Goeury

 

 

Jean-Paul Autant, Michel de L’Hospital, vers 1506–1573. Un humaniste Chancelier de France au temps des guerres de Religion, Panazol : Lavauzelle, 2015, 378 p.

 

Plus de soixante ans après la dernière biographie sur Michel de L’Hospital, écrite par Albert Buisson (Michel de L’Hospital : 1503–1573, Paris : Hachette, 1950), voici un regard frais sur l’une des figures les plus intrigantes du xvie siècle français. Dans sa « biographie résumée » (p. 13) de Michel de L’Hospital, Jean-Paul Autant se propose d’offrir au lecteur contemporain « un portrait d’ensemble du Chancelier » et « de peindre à grands traits les principales lignes de force de sa vie replacées dans son contexte historique, politique, humain et domestique » (p. 14) – attentes auxquelles il répond pleinement. Dès la première page, on perçoit un vif désir de partager avec les lecteurs la grande passion pour une époque aussi chatoyante que la Renaissance. Dans ce but, l’auteur met tout en œuvre pour faciliter à un public d’amateurs éclairés l’accès au sujet, en se souciant d’illustrer les tenants et aboutissants, de fournir les contextes, même d’expliquer les termes techniques utilisés ; toutes affirmations peuvent être vérifiées dans le riche apparat de sources en bas de page. De plus, Autant se révèle un narrateur à la prose fluide et élégante qui sait conjuguer le langage sobre et lucide convenant à un ouvrage de vulgarisation avec une diction brillante, digne d’un grand romancier. Ces qualités font en sorte que le lecteur puisse suivre aisément son exposé.

En bon narrateur qu’il est, Autant ne commence pas ab ovo, mais entame son récit en introduisant son protagoniste « au soir de sa vie » (p. 39). Nous rencontrons Michel de L’Hospital dans l’été de l’an 1572, relégué dans son domaine du Vignay, pendant que sévissent aux alentours les luttes de religion qui culminent dans la tragédie de la Saint-Barthélemy. Le Chancelier, qui se trouve à ce moment-là dans sa bibliothèque privée, est arraché à ses pensées par le bruit d’hommes armés qui pénètrent dans son domaine. Que va-t-il se passer ? Qu’arrivera-t-il au Chancelier ? C’est au lecteur de le découvrir dans le récit qui se tissera à partir de cette scène…

Les fils conducteurs de la biographie qu’Autant dessine sont la tolérance et l’humanisme (chap. 1, p. 29). Comme le sous-titre l’indique déjà, l’accent est mis clairement sur les années de la chancellerie de L’Hospital qui coïncida avec le début des guerres de religion (avec un peu plus de 100 pages vouées à la période précédant la chancellerie contre les presque 200 pages dédiées à la chancellerie elle-même). Ceci paraît dû non seulement aux intérêts personnels de l’auteur, mais aussi à la situation documentaire qui devient moins lacunaire au fil du temps.

Aux chapitres centrés sur la chronologie des évènements alternent des chapitres qui mettent plutôt l’accent sur l’essence du protagoniste ou bien sur le contexte historique : les chapitres 3 à 10 sont dédiés à la vie de L’Hospital précédant la chancellerie. Les vicissitudes biographiques évoquées vont de l’enfance et adolescence en Auvergne et des années d’études (chap. 3), à la carrière de juriste (chap. 4), l’ambassade au Concile de Trente (chap. 8), l’ascension politique (chap. 9) et l’élection à Grand Chancelier de France (chap. 10). Les maigres données biographiques sont compensées par un beau portrait en ronde-bosse : le chapitre 4 donne l’arrière-plan de la Réforme protestante et de la diffusion du calvinisme en France ; le chapitre 5 cherche à dessiner le profil moral du protagoniste entre humanisme et christianisme ; les chapitres 6 et 7 sont dédiés à L’Hospital en qualité d’homme de lettres, soit comme poète néolatin, soit comme prosateur français et promoteur de la langue maternelle. De l’espace est aussi accordé à certains contemporains, soit qu’ils furent liés d’amitié avec lui (Jean de Morel ; Jacques du Faur ; Jean du Bellay), soit qu’ils eurent une grande importance ou en matière religieuse (Erasme de Rotterdam ; Jean Calvin) ou sur l’échiquier politique de l’époque (Charles IX ; Catherine de Médicis ; le cardinal Charles de Lorraine ; le duc François de Guise).

La deuxième partie de l’ouvrage se concentre sur les guerres de religion. Ces chapitres sont scandés par la succession des éclats de violence et des brèves périodes de trêve, de l’aggravation de la crise (chap. 10 et 11) aux premières trois guerres de Religion (chap. 12–16) jusqu’à la Saint-Barthélemy (chap. 17) et la suite des conflits (chap. 18–20). À l’intérieur de ce récit de guerre, apparaît la figure du Chancelier qui tente d’apaiser les oppositions, œuvre à consolider le pouvoir fédérateur monarchique, se préoccupe de l’ordre public, se bat contre la vénalité des charges et la corruption des cours, cherche à faire face aux dettes du Royaume et aspire à une simplification du droit.

Dans cette deuxième partie surtout, le lecteur pourrait parfois avoir l’impression de perdre de vue le protagoniste : Autant s’attarde sur les moments-clé des guerres de religion, comme la conjuration d’Amboise, le colloque de Poissy, le massacre de Wassy, l’édit d’Amboise… sans toujours relier ces évènements à l’activité de L’Hospital. Ce faisant, les mérites du Chancelier tendent à se perdre dans l’amas des données d’histoire évènementielle. On aurait aimé en apprendre plus sur le personnage, son attitude irénique, sa position de « moyenneur », son rapport avec les artistes de son époque… Un lecteur intéressé principalement par les guerres de religion tirera peut-être plus de profit de la lecture de manuels comme la récente contribution d’Olivia Carpi (Les guerres de Religion (1559–1598) : un conflit franco-français, Paris : Ellipses, 2012). Ici, par contre, l’accent aurait pu être mis, par exemple, sur l’édit de Tolérance de janvier 1562, dans lequel l’auteur lui-même identifie l’un des fondements du sécularisme (cf. p. 194-195) et dont L’Hospital fut promoteur, ou bien sur l’ordonnance de Moulins de février 1566 qui, toujours selon l’auteur, constitua « durant deux siècles un fondement du fonctionnement de la justice en France » (p. 251) et instaura une vaste réforme judiciaire. Pareillement, la curiosité du lecteur reste parfois insatisfaite, comme sur l’épineuse question de la foi du biographié : était-il vraiment crypto-calviniste ? Ou bien sur son rapport difficile avec le cardinal de Lorraine : pourquoi ont-ils rompu de manière si drastique ?

Ces observations ne suffisent cependant pas à ternir le travail tout à fait méritoire accompli par Autant. Le lecteur pourra s’en convaincre en lisant les dernières pages de l’ouvrage, dans lesquelles l’auteur rend palpable le drame personnel du Chancelier dans tout son malheur et sa solitude. De même, il lira avec grand profit la belle synthèse et le bilan au chapitre 21 qui réfléchissent au caractère du biographié, l’exemplarité de sa vie, la question de son credo religieux, son importance comme précurseur de la tolérance civile et son idéalisme associé au pragmatisme.

L’année même où les églises réformées et l’Europe toute entière commémorent les 500 ans de la Réforme protestante, ce beau livre de Jean-Paul Autant nous paraît être une contribution précieuse à une réflexion commune – et un bel hommage à un personnage qui fait à juste titre partie du « Panthéon spirituel » (p. 359) français et européen.

 

Christian Guerra

 

Julien Léonard, Être pasteur au xviie siècle. Le ministère de Paul Ferry à Metz (1612-1669), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, 356 p., préface d’Yves Krumenacker.

 

Sous le titre Être pasteur au xviie siècle. Le ministère de Paul Ferry à Metz (1612-1669), Julien Léonard publie une version remaniée (351 p.) de sa thèse de doctorat (1364 p.) soutenue en novembre 2011 sous la direction d’Yves Krumenacker. D’emblée, l’introduction situe l’ambition de ce travail, qui n’entend pas s’inscrire dans une perspective biographique classique mais bien plutôt mener une histoire sociale et culturelle de l’exercice du ministère pastoral au xviie siècle à partir « d’un cas précis et exceptionnellement bien documenté » (p. 16) : parmi ce qu’il est convenu d’appeler les « papiers Ferry », citons à titre d’exemple la correspondance (plus de 2 400 lettres) et les sermons (1 040 conservés sur 2 330 recensés à la mort de Ferry). Cas particulier par l’importance du corpus de sources mais aussi par sa situation géographique, politique et institutionnelle : située en frontière de catholicité, Metz intègre peu à peu le royaume de France entre les xvie et xviie siècles et n’appartient pas aux Églises réformées de France. En 1635, les réformés y représentent encore un tiers de la population (20 000 habitants). Neuf chapitres thématiques structurent l’ouvrage, chacun relatif à l’une des dimensions du « travail très varié » (p. 30) du pasteur. Dans le premier chapitre, J. Léonard présente la période de formation de Ferry, qui naît à Metz dans une famille de notables (la mère de Ferry est la sœur du tout nouveau procureur général du roi) passée à la Réforme deux générations auparavant. L’engagement pastoral de Paul, qui succède à celui de son frère aîné, participe de l’affirmation de l’identité confessionnelle de la famille. Durant ses jeunes années, il fait preuve d’une véritable disposition pour la littérature : il compose de nombreux recueils poétiques (les premiers sont restés manuscrits) ; son premier livre paru en 1609, alors qu’il poursuit ses études au collège protestant de La Rochelle, est un roman sentimental – de forte inspiration autobiographique – genre alors à la mode. Ferry prolonge sa formation à Montauban où, après dix-huit mois, il est reçu docteur en théologie. En 1610, il publie un recueil de poésies où il exprime une vision poétique du ministère (idéalisation et exaltation de la figure du pasteur comme prédicateur et docteur en théologie) et de la politique (pièces consacrées à l’assassinat d’Henri iv ou encore au sacre de Louis xiii). À la mort de l’un des pasteurs de Metz en juin 1611, et après le refus de deux figures du corps pastoral français et sans doute l’intervention du père de Ferry, l’Église adresse à ce dernier une lettre de vocation. Il reçoit l’imposition de mains à Montauban, puisque cette cérémonie n’est pas organisée, du fait de sa non appartenance aux Églises réformées de France, par l’Église de Metz, où il revient à la mi-novembre 1611. La richesse des papiers Ferry permet à l’auteur d’examiner l’imposition reçue par Ferry – dont les différents récits faits par l’intéressé montrent toute l’importance dans sa trajectoire personnelle – mais également celles qu’il donne à de jeunes confrères au cours de son ministère et dont il conserve précieusement les traces, jusqu’à dessiner l’une d’entre-elles (p. 66, on regrettera d’ailleurs dans l’ensemble la qualité moyenne des reproductions). C’est ensuite au cœur du métier du pasteur que J. Léonard s’intéresse : la prédication de l’Évangile, le catéchisme, l’administration des sacrements, l’exercice de la discipline ecclésiastique. La partie sur la prédication détaille les conditions matérielles, la méthode de travail et le profil des prêches de Ferry. Comme ses collègues, il pratique la lectio continua. Ainsi, il consacre la moitié de sa prédication – 1 100 sermons – à l’épître aux Hébreux, ce qui l’occupe durant près de quarante ans (1624-vers 1663). Quelques interruptions de ce marathon existent, qui sont conjoncturelles (contexte politique ou sanitaire notamment). Malgré la majorité de prêches néo-testamentaires, Ferry commente plus (23%) que la moyenne de ses collègues (13%) l’Ancien Testament et n’hésite pas, alors que la Discipline le déconseille, à puiser chez des auteurs profanes pour construire ses textes. La cléricalisation de l’exercice de la discipline au cours du xviie siècle fait de cette autre facette du cœur du métier de pasteur une occupation importante dans la vie quotidienne de Ferry. La « disciplinarisation » (p. 91) consiste principalement en deux activités : les visites d’affligés et le règlement des mœurs. L’acculturation des fidèles repose sur un ressort important : l’exemple que constitue la vie même du pasteur. Cette dimension fait l’objet du troisième chapitre. Ferry fut marié deux fois, son premier ménage étant mieux renseigné que le second. Les sources montrent à la fois l’attachement des époux et le rôle public tenu par sa première femme Esther (au point que lors de son décès en 1636, dans le registre municipal des morts de la peste, elle apparait comme « Damoiselle Ferry ministre » !). Ferry construit lui-même l’histoire de sa famille par la tenue de ce que J. Léonard appelle un « cahier de famille », document différent du livre de raison par l’absence de partie comptable (Ferry se démarque d’autre exemples où ce sont les fils qui, après la mort de leur père pasteur, élabore ce genre de témoignages). Toujours est-il qu’au-delà de l’image que Ferry veut donner à lire, l’ensemble des sources permet de nuancer son récit et de mettre en évidence certaines difficultés familiales, liés à son remariage et à l’absence de vocation pastorale de ses deux premiers fils. Comme pasteur, Ferry se représente par le biais du portrait gravé, dont quatre exemplaires sont connus et dont l’étude, contextualisée à l’ensemble du corps pastoral européen, permet à l’auteur de mettre en évidence la cléricalisation du pasteur, en marche au cours du xviie siècle. Par ailleurs, son statut de bourgeois le place parmi « les privilégiés à l’échelle messine » (p. 120) et cette position entraîne des interférences entre sa vie privée et sa vie professionnelle (question de l’exemption du logement des gens de guerre, débats sur des héritages, conflit avec les jésuites qui sont ses voisins).

C’est ensuite la sociabilité pastorale qui occupe un très intéressant quatrième chapitre. La richesse des sources étudiées permet à l’auteur d’examiner avec une certaine précision la nature des relations des quatre, voire cinq pasteurs de Metz durant le ministère de Ferry. Il met ainsi en évidence des discordances entre une bonne entente mise en scène côté public et des opinions défavorables des uns envers les autres, côté privé. Mais au-delà de sa ville natale, la sociabilité pastorale de Ferry se manifeste dans son importante correspondance. Écrites par 429 correspondants (dont 33 femmes), les 2 243 lettres connues sont pour plus de la moitié dues à des pasteurs ou des proposants. Les pôles épistolaires de Ferry sont Sedan, Paris et le « sud-ouest réformé » pour le royaume et, en dehors – un tiers des lettres – des Églises d’Alsace et d’espaces germaniques proches de Metz, Genève, Bâle et enfin Leyde avec André Rivet. S’esquisse ainsi une « république des pasteurs » (p. 138) réglée par une solidarité horizontale recoupée par des « hiérarchies implicites » (p. 139). Ferry jouit assez rapidement d’une certaine reconnaissance et est souvent sollicité. Ainsi, il poursuit son effort de disciplinarisation par voie épistolaire, parfois même auprès de certains de ses collègues. Au-delà, Ferry développe également une sociabilité érudite : d’une part, via une sorte de mini société savante huguenote à Metz, regroupant six de ses coreligionnaires ; d’autre part, avec d’autres clercs messins, y compris les jésuites et le jeune Bossuet même si, dans le cadre de ces échanges au-delà de la frontière confessionnelle, il manifeste toujours son intransigeance théologique ou disciplinaire. Le chapitre V est précisément consacré à Ferry « face à la coexistence et aux luttes confessionnelles » (p. 149) et c’est peut-être dans cette perspective que son cas est le plus original, puisqu’il évolue dans une ville triconfessionnelle. Néanmoins, ce contexte posé, J. Léonard observe l’absence quasi-totale de contact entre Ferry et la communauté juive, petite mais très structurée à Metz. La coexistence principale est donc celle du calvinisme avec le catholicisme, marquée par la coïncidence du ministère de Ferry avec une longue période d’absentéisme épiscopal, qui n’empêche pas l’importance (29 institutions religieuses en 1648) et l’organisation des agents de la Réforme catholique. En première ligne figurent les jésuites, qui s’installent à Metz en 1622, événement qui coïncide avec une multiplication des notes de travail de Ferry défavorables envers la Compagnie. La réaction de la communauté réformée messine conduit à la mise en place, en 1628, d’un « crypto-collège » (p. 158) dont Ferry apparaît comme le principal. D’abord véritable succès puisque trois classes, dont une de logique, existent en 1633, cette expérience se solde par un échec du fait de la réaction des autorités. L’auteur examine ensuite la lutte menée par les agents de la Réforme catholique contre les pasteurs en particulier, selon des modalités déjà connues : conférences théologiques ; controverses par chaire interposées (à partir de la fin de l’année 1653 à Metz, jésuites ou carmes assistent à deux des trois prêches hebdomadaires au temple) ; publicité donnée aux conversions ; production de libelles imprimés ; controverse livresque classique. Pour cette dernière catégorie, deux grands moments marquent la carrière de Ferry. En 1618, il répond à François Véron, avec un certain succès puisqu’une dans réédition de son ouvrage visé, le jésuite déplore les dérobades du camp adverse ; en outre une chaine de controverse se déploie dans les années qui suivent, souvent d’un niveau relativement médiocre. En 1653, la parution du récit de conversion d’un réformé messin devenu catholique, probablement revu voire écrit par Bossuet, entraîne une réponse de Ferry resté inédite. Mais la parution l’année suivante de son Catéchisme général, qui répond autant au récit de conversion qu’à certains sermons messins de Bossuet, entraîne une réplique de ce dernier qui met en évidence les faiblesses du Ferry controversiste, au grand dam des réformés messins et même au-delà. Le dernier moment de la controverse renoue avec la forme de la conférence théologique, quoique totalement privée, lors du fameux dialogue « irénique » des années 1666-1667 entre Ferry et Bossuet. Les guillemets sont de l’auteur qui observe l’absence du terme sous la plume de Ferry dans les documents relatifs à ses liens avec Bossuet, alors qu’il l’emploie dans ses réflexions sur la réunion entre luthériens réformés. J. Léonard réexamine cet épisode très investi par l’historiographie, notamment du milieu du xxe siècle, qui l’a lu, à l’instar d’autres épisodes du xviie siècle (on pense à la fameuse Réunion du christianisme d’Isaac d’Huisseau), comme une préfiguration de l’œcuménisme contemporain. Il montre qu’en réalité, si la première phase de l’épisode constitue en effet un dialogue apaisé entre représentants des deux confessions, la seconde phase, lorsque l’échange est connu des collègues de Ferry et des autorités catholiques, s’achève par un « fiasco » (p. 182) où ces dernières font croire que la réunion est ordonnée par Louis XIV. Cet épilogue coïncide avec la « judiciarisation croissante de la controverse confessionnelle » (p. 182). À Metz, le harcèlement judiciaire connaît un pic au début des années 1640 puis devient continue au cours de la décennie suivante tout en s’aggravant à tel point qu’il devient aussi physique : un controversiste messin attaque les pasteurs au sortir du prêche en 1656 et en 1661, Ferry est la cible d’un attentat commis par un officier. L’action antiprotestante des agents de la Réforme catholique vise aussi à entraver l’exercice du ministère de Ferry et de ses collègues, notamment dans leur activité de visites aux pauvres et aux malades et dans la matérialité de la vie de la communauté (remise en cause de la propriété du bâtiment de l’ancien temple réformé ; limitation du nombre d’orateurs au temple). Le sixième chapitre s’intitule « Un historien au service de son Église ». C’est en réalité un autre mode de la controverse qui se manifeste via la question historique, puisque Ferry est chargé par son consistoire d’écrire une réplique à deux ouvrages, deux histoires des évêques et de l’hérésie à Metz, dues au suffragant Meurisse : cette mission d’écriture de l’histoire de la Réforme messine occupe Ferry jusqu’à sa mort et reste à l’état de notes de travail dans ses papiers. Dans la controverse avec Bossuet également, Ferry convoque des arguments historiques. De même, dans le harcèlement judiciaire subi par l’Église messine de la part des agents de la Réforme catholique, l’histoire, parfois récente, est mobilisée. Ce chapitre est l’occasion de revenir sur les méthodes de travail de Ferry, soit dans la perspective de son statut d’érudit soit spécifiquement d’historien et dans ce domaine, il se distingue de la majorité de ses collègues par sa réflexion épistémologique. Au plan de la méthode, l’approche chronologique est celle qu’il utilise. D’un point de vue pratique, il peut bénéficier de ses réseaux messin et européen pour collecter documents originaux ou copies. Son réseau ainsi mis à contribution indique que l’activité historienne de Ferry est une dimension de sa mission pastorale et il en transmet d’ailleurs les résultats dans sa prédication : « son but est de créer les conditions de l’émergence d’une culture réformée messine spécifique » (p. 210).

Est ensuite examinée la question de l’influence de Ferry dans son Église. Les réponses de l’historien sont rendues délicates du fait de la disparition des registres du consistoire messin. Cependant, J. Léonard met en évidence le poids institutionnel et social des pasteurs sur leur communauté. La question du recrutement des pasteurs apparaît comme cruciale : s’impose à Metz une autochtonie que l’on retrouve outre-Manche ou dans le Saint-Empire. En outre, cette question met en lumière une forme d’anticléricalisme de la part de la communauté réformée messine. Ce chapitre est l’occasion d’examiner la question du particularisme messin : son indépendance vis-à-vis des Églises réformées de France apparaît finalement plutôt comme un avantage, puisqu’il n’est pas synonyme d’isolement, l’Église n’hésitant pas à solliciter le synode national si nécessaire. Dans le sens inverse, Ferry intervient dans la vie des Églises réformées de France, par l’intermédiaire de son réseau épistolaire : aide (morale et financière) aux pauvres, aux réfugiés, aux convertis et soutien des carrières pastorales (soutien financier ponctuel, recommandation et appui institutionnel lors du placement de pasteurs amis). Émerge ainsi une identité professionnelle pastorale qui, pour Ferry, se caractérise par « de timides prises de positions théologiques » (p. 245) : en ce domaine, les sollicitations que renseigne sa correspondance le montrent dans une position intermédiaire entre les « pasteurs secondaires [et] les pasteurs principaux du xviie siècle français » (p. 246). D’une manière générale, ses interventions et actions indiquent qu’il est à la recherche d’une via media « visant à faire l’unité des réformées, voire des protestants » (p. 247). Sur la question fondamentale et débattue de la grâce, si ses convictions personnelles sont sedanaises, il exprime cette volonté d’unité par son identité pastorale, allant jusqu’à laisser un collègue de tendance saumuroise prêcher à Metz. Dans l’un de ses rares sermons publiés, précisément sur la grâce, dans le contexte d’affirmation du jansénisme, il expose ce qui distingue la grâce de ces derniers de celles des calvinistes tout en ne faisant aucune référence au débat interne au calvinisme français. Son véritable engagement théologique s’exprime sur la question de la réunion des protestants, dans laquelle il s’investit – aidé notamment par ses échanges avec John Dury – en rédigeant un Traitté de la Réunion des Luthériens avec les Réformés dont, dans son testament et malgré son inachèvement, il prévoit la publication posthume, qui n’eut finalement pas lieu. Dans cette perspective, Ferry se révèle pour une fois plus proche des Saumurois que des Sedanais. Sa méthode en ce domaine suit celle de Dury et Duplessis-Mornay : il s’agit de définir les points de désaccords pour ensuite examiner leur statut d’adiapora. Dans sa prédication, Ferry développe parfois ses réflexions en ce domaine. En outre, il obtient une validation de son projet par le synode national de Loudun, rendant ainsi public son travail et dans les années qui suivent, l’attente d’une partie de ses collègues est attestée et finalement déçue. J. Léonard examine alors la carrière d’auteur de Ferry, montrant que l’ambitieux premier ouvrage qu’il publie en 1616, le Scolastici Orthodoxi Specimen, est plutôt négativement reçu par ses collègues et retourné contre les réformés par les controversistes catholiques. Cette première expérience de publication théologique explique la prudence de Ferry à voir paraître ses ouvrages, finalement peu nombreux de son vivant. Il publie toutefois deux ans plus tard ce qu’il qualifie comme étant son « Anti-Véron », qui reçoit un accueil plus positif. C’est ensuite une réponse à une réplique catholique à son Scolastici… qui l’occupe un certain temps : elle paraît en 1630 et se solde, comme l’ouvrage qu’elle défend, par une réception mitigée qui entraîne son silence éditorial pendant quinze ans. C’est par l’intermédiaire de Valentin Conrart qu’il publie à nouveau un recueil de sermons en 1646, finalement le plus apprécié parce que l’un de ces sermons a été prêché à Charenton et reçu positivement par l’auditoire. Enfin, c’est en 1654 que Ferry publie son ouvrage peut-être le plus connu, le Catéchisme général, pour répondre au contexte messin de la controverse interconfessionnelle : sa renommée est surtout due à la réplique que lui donne Bossuet et comme avec le Scolastici…, Ferry n’apparaît pas à son avantage comme controversiste. Son dernier ouvrage, un sermon sur la grâce paru avant les effets de la réponse de Bossuet, reçoit également de vives critiques, même de la part de certains de ses proches. In fine, sa réputation comme auteur se révèle donc médiocre. Enfin, l’ultime chapitre est consacré au Ferry politique, aussi bien du point de vue social à Metz que théorique. C’est en ce domaine que les qualités du pasteur sont les plus évidentes, dans un contexte particulier où Metz intègre par étapes le royaume de France. Ainsi, Ferry maintient toujours de cordiales relations avec les figures du pouvoir local, bénéficiant notamment du statut de sa famille. Il met cette reconnaissance au service de son Église : il apparaît comme le protecteur et le porte-parole privilégié de sa communauté (de l’ensemble du corps pastoral, il est celui qui est le plus souvent sollicité pour les harangues). Dans ses textes, Ferry témoigne du loyalisme des huguenots, question déjà bien connue. En 1634, lors de son séjour imposé en cour pour des soupçons de connivence avec l’étranger, sa correspondance personnelle et politique le montre soucieux de sa réputation et de la reconnaissance de sa fidélité au roi : il parvient à conserver la première et à exprimer la seconde auprès de l’ensemble de ses interlocuteurs, tant réformés que catholiques et sort finalement blanchi de cette affaire. L’auteur conclut en distinguant les éléments communs aux ministres français du xviie siècle et ce qui relève du cas particulier (long ministère messin) de Ferry. Parmi les premiers émergent les deux principales problématiques de la professionnalisation et de la cléricalisation du ministère. Le métier de pasteur revêt des fonctions multiformes et le cas de Ferry, comme d’autres, infirme définitivement le diagnostic d’Émile-Guillaume Léonard (simple homonymie) sur l’assèchement de la foi réformée au xviisiècle. Cette belle étude renouvelle en profondeur notre connaissance du profil d’un fameux ministre du Grand Siècle et, malgré le particularisme messin de Paul Ferry, constitue un jalon important dans le renouveau des études sur le corps pastoral à l’époque moderne.

 

Thomas Guillemin

 

David van der Linden, Experiencing Exile. Huguenot Refugees in the Dutch Republic, 1680-1700, Farnham : Ashgate, 2015, XIX-289 p.

 

Cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2013 à l’université de Groningue, part du constat que l’historiographie s’est longtemps davantage préoccupée des élites et de l’histoire intellectuelle du Refuge néerlandais dans les années 1680 et au début du xviiie siècle, mais que les individus plus anonymes n’étaient pas réellement connus. Profitant d’une nouvelle vague d’études historiques sur les migrations en général, et les migrations confessionnelles en particulier, il propose donc un nouveau regard sur ce Refuge, en insistant sur l’expérience de l’exil. Ce dernier mot est défini et pensé dans l’introduction, essentiellement dans une perspective juridique, comme un synonyme de « bannissement », même si certains réfugiés eux-mêmes ont peut-être eu une perception différente, avec la connotation biblique qu’il pouvait avoir.

Il s’agit donc de percevoir les conditions du choix du départ, puis de la façon dont on vit une fois dans le Refuge. Mais l’idée de départ est de déconstruire l’image simpliste et binaire selon laquelle le choix entre le départ ou le maintien en France des réformés n’aurait impliqué que des questions purement confessionnelles. L’auteur vise à montrer la complexité des motivations et des expériences de l’exil. C’est donc en se concentrant sur une vingtaine d’années (ce qui lui permet d’éviter les migrations antérieures et de ne pas aborder frontalement la question de l’intégration / assimilation dans la société néerlandaise des huguenots) que David van der Linden propose de se concentrer sur environ 35 000 individus, ce qui l’amène évidemment à faire des choix et des sondages archivistiques. Son point de vue se veut pourtant globalisant, puisqu’il annonce croiser sources économiques, sociales, religieuses et culturelles pour avoir une véritable vision d’ensemble. Le défi est grand pour à la fois cerner les contours de l’expérience subjective et trouver des preuves matérielles et quantifiables. Pour ce faire, le plan est structuré en trois grandes parties, qui peuvent se lire comme des études de cas très précises.

La première de ces parties concerne les questions économiques, avec un double regard, sur les conditions du départ, puis sur les conséquences de l’installation aux Provinces-Unies. L’étude est quantitative, mais cela passe par un net resserrement de la focale d’étude, en prenant en compte les départs de Normandie, surtout de Dieppe, et les arrivées en Hollande, surtout à Rotterdam. Le choix est pertinent, car les sources sont nombreuses et permettent d’établir des statistiques intéressantes. Surtout, il montre bien que les conditions socio-économiques sont essentielles pour bien comprendre les motivations du départ et les effets dans le Refuge. Le candidat à l’exil pèse le pour et le contre sans que le facteur confessionnel soit seul pris en compte, très loin de là, et de véritables stratégies familiales sont mises en place, en mettant la question des biens matériels et des conditions du voyage dans la balance. On peut également lire une intéressante réflexion sur la chronologie des flux, en fonction de la conjoncture politique et économique, avec une baisse en 1689 lorsque l’on espère des défaites de Louis xiv face aux puissances protestantes dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg, mais un redémarrage fort en 1693, dû à des famines. Sur le lieu de l’exil, l’étude se porte sur la situation du marché du travail dans divers secteurs (les cas des libraires et des pasteurs sont particulièrement scrutés) et montre donc des réussites et des échecs qui posent la question d’éventuels retours.

La seconde partie porte sur la question du rapport entre expérience de l’exil et foi. À partir de l’analyse d’une vingtaine de sermons de huit pasteurs réfugiés, l’auteur propose de reconstituer le discours visant à rassurer les fidèles sur le bien-fondé de leur choix. Il s’agit de justifier théologiquement la Révocation et l’exil, tout en proposant une grille de lecture rassurante fondée sur plusieurs passages bibliques, souvent vétérotestamentaires et apocalyptiques. Car certains pasteurs (Jurieu étant le plus célèbre) proposent des modèles eschatologiques et prophétiques qui annoncent le retour prochain en France : cet espoir reste puissamment chevillé au corps des exilés pendant plus d’une dizaine d’années et la forme de son expression dérange parfois les autorités politiques d’accueil. La vision des « nouveaux convertis » de façade restés en France évolue également dans les sermons, au gré des événements internationaux. Les projets de retour et de rétablissement du culte dans le royaume sont également scrutés dans une perspective pastorale et confessionnelle, autour du pivot que constitue la paix de Ryswick (1697) qui n’intègre pas le retour des huguenots dans ses clauses, rendant les discours sur le retour triomphant plus complexes, et plongeant les réfugiés dans une forme d’incertitude. Beaucoup font le choix de la conversion au catholicisme et d’une rentrée en France plus discrète, suscitant en retour une nouvelle vague de prédications dont le but est de prévenir de tels flux.

Enfin, la troisième grande partie s’intéresse aux mémoires de l’exil, et à la construction d’une doxa considérant que seules les considérations confessionnelles sont entrées en ligne de compte dans le choix de l’exil. On observe cette construction en deux temps, avec tout d’abord le constat de l’existence de nombreux écrits portant sur l’expérience du Refuge, même s’ils insistent souvent davantage sur les persécutions autour de la Révocation, puis sur le voyage lui-même et ses affres, que sur l’installation. L’analyse de huit mémoires de huguenots permet de voir que les auteurs trient certains éléments au fil du temps, en surévaluant souvent les éléments conflictuels, mais sans toujours nier la coexistence confessionnelle plus positivement. Il en résulte une forme de mémoire collective, qu’il est difficile de démêler dans les sources. L’étape suivante est la mise en histoire de ces mémoires, avec une position clairement militante et partiale, mais assumée. Au milieu de plusieurs auteurs émergent deux pasteurs majeurs qui collectent des témoignages et fondent durablement certains mythes historiques, en redéfinissant les « martyrs » et les « confesseurs », avec une nette revalorisation de ces derniers sous la forme des galériens. Il s’agit de Pierre Jurieu, compilateur de récits dans ses Lettres pastorales, et surtout d’Élie Benoist, l’auteur d’une monumentale Histoire de l’édit de Nantes en 1693-1695. L’objectif est de conserver la mémoire d’Églises que l’on détruit, mais l’effet est aussi de créer une mémoire collective très orientée, qui survalorise les seuls facteurs confessionnels et forge des héros qui sont parfois bien loin des exilés tiraillés entre des contraintes contradictoires.

Ce livre est donc ambitieux et propose certaines grilles de lecture qui peuvent s’avérer pertinentes pour poursuivre les recherches. Il s’agit en tout cas d’ores et déjà d’un travail marquant un jalon dans la prise en compte de l’histoire générale des migrations confessionnelles à l’époque moderne pour recontextualiser le Refuge huguenot.

 

Julien Léonard

 

[Éric Lorsignol, Lise Lorsignol-Martinet] Les Lorsignol d’Esquehéries. Chronique d’une famille, 1603-1968, Villefranche : impr. Caladoise, 2016, 194 p.

 

Cette chronique des Lorsignol est bien plus qu’une enquête généalogique à usage familial. Fondé sur de nombreuses sources d’archives, publiques et privées, abondamment citées, elle permet de découvrir un protestantisme ancré dans un village de Thiérache, Esquehéries, sur une durée de presque quatre siècles. Prénommés Abraham, Elie, Jacob, ou Judith, taillandiers, laboureurs ou mulquiniers, les Lorsignol se sont divisés à la Révocation : les uns ont émigrés en Hesse ou en Hollande, les autres sont devenus « nouveaux convertis », mal notés par les curés, mariés hors la loi (dans une Église de la Barrière), enterrés « en terre profane », et resurgissant protestants au recensement de 1802.

Le texte est enrichi de nombreuses photographies en couleur et de pièces annexes, en particulier sur les temples fréquentés par les protestants d’Esquehéries, du xviie au xxe siècle : Leval, Gercy, Villers-les-Guise, démoli en 1685, puis après la Révolution, Lemé et Esquehéries. Un seul regret : des tableaux généalogiques récapitulatifs auraient permis une navigation plus aisée entre toutes les branches Lorsignol.

 

Marianne Carbonnier-Burkard

 

 

Wilfred Monod, Verdun (un Dyptique), Paris : Éditions Ampelos, 2016, 64 p.

 

Qui a publié ces pages de Wilfred Monod ? À quelle initiative les doit-on ? Quelle est leur origine ? Rien n’est indiqué. Cette courte brochure se compose de trois parties : le Journal tenu par Wilfred Monod pendant la bataille de Verdun ; le compte rendu d’un voyage « pèlerinage » (le mot est de lui) qu’il entreprend en 1920, quatre ans après la terrible bataille à laquelle son fils aîné, Samuel, a participé ; la conclusion, quelques pages écrites par un étudiant en théologie, sous-lieutenant combattant à Verdun et tué l’année suivante.

Dans son Journal sur la bataille, il n’est pas un témoin direct. Au début il en parle en s’appuyant sur la presse française qui, on le sait, fait du bourrage de crâne caricatural, donne des chiffres des pertes allemandes (rien sur les françaises) ahurissants, et décrit une bravoure française exagérée bien que très réelle. Peu à peu, il rencontre des témoins directs venus en permission, ou lit leurs correspondances, même si, comme les lettres de son fils, elles sont apaisantes et atténuent la réalité. Il cite aussi la presse étrangère. Avec toutes ces sources, il voit bien que cette bataille n’est pas « ordinaire », mais qu’il s’agit bien de deux peuples qui s’affrontent et que la France lutte pour son existence même.

Quatre ans après, si la ville de Verdun se reconstruit, les alentours restent désolés. Des arbres, il ne reste que des moignons brûlés. La végétation « engraissée de chair humaine » reprend avec vigueur. Partout des trous remplis d’eau et des obus non encore éclatés. Et un ossuaire, simple baraquement où un prêtre ancien combattant surveille les ossements récoltés et les range selon le lieu de combat où ils ont été trouvés. Un vrai ossuaire sera construit douze ans plus tard, œuvre privée réalisée grâce à des collectes à travers la France. W. Monod sort de ce parcours à travers le champ de bataille assommé par l’émotion, ce qui lui fait écrire un magnifique sonnet en hommage à son fils, à la France exsangue et à l’Évangile de demain « qui tuera la guerre ». Même si les chiffres qu’il donne sont trois fois trop importants : 900 000 morts, alors qu’il y eut 160 000 Français et 140 000 Allemands, il n’en demeure pas moins que ce fut, comme il le dit, un gigantesque holocauste où la France a sauvé son existence grâce au courage des « hommes bleus de la gare de l’Est » (Dorina Monod).

 

Gabrielle Cadier-Rey

 

Jean-Paul Eyrard et Georges Krebs, Chronique de la colline aux quatre vies, le campus de l’École supérieure des affaires de Breyrouth et son histoire (1866-2016), Beyrouth : Éditions ESA-Beyrouth, 2016, 258 p.

 

Poursuivant leurs recherches sur le protestantisme au Liban, J.-P. Eyrard et G. Krebs nous donnent aujourd’hui une étude centrée sur les quatre implantations qui se sont succédé sur la colline Aïn-el-Mréissié, l’un des quartiers de Beyrouth, et dont la première concerne directement l’histoire du protestantisme. En effet, en 1866 un hôpital protestant prussien y ouvre ses portes. Cela fait suite à diverses tentatives d’évangélisation protestante dans cette région depuis le début du xixe siècle, avec un succès assez modeste toutefois : en 1914 on dénombre seulement 7 000 protestants dans l’ensemble du Levant. Il reste qu’au milieu du xixsiècle des protestants européens résident à Beyrouth et qu’une œuvre protestante allemande, le Jerusalemverein fondée en 1852, y organise en 1856 une modeste paroisse protestante, où les cultes sont célébrés en allemand et en français. Puis, en 1860 les émeutes antichrétiennes en Syrie et au Liban – elles provoquent le massacre de 22 000 chrétiens (300 villages chrétiens détruits, 560 églises brûlées, etc.) – conduisent les puissances européennes à s’intéresser à cette région. Or, depuis 1851, une maison de diaconesses allemandes (affiliée à l’œuvre fondée en 1833 à Kaiserswerth par le pasteur Fliedner) est implantée à Jérusalem. Pour venir en aide aux rescapés des massacres, en octobre 1860, elles s’installent à Beyrouth, y fondent un orphelinat et une école de filles, puis en 1861 elles ouvrent un hôpital pour femmes et enfants à Saïda. Par ailleurs, la branche prussienne, et protestante, de l’Ordre de Malte (l’Ordre de Saint-Jean-de-Brandebourg) décide de fonder un hôpital pour hommes à Beyrouth. D’abord installé dans des bâtiments provisoires loués, il est ensuite transféré sur la colline Aïn-el-Mréissié où des locaux neufs et fonctionnels sont construits en 1866 ; et les diaconesses y délèguent quelques une d’entre elles pour y servir d’infirmières. Cette collaboration dure jusqu’en 1918. Et c’est à la vie de cet hôpital que toute la première partie de l’ouvrage est consacrée. Il devient peu à peu un établissement d’excellence, recevant gratuitement chaque année environ 600 à 700 malades. Les auteurs évoquent de façon très claire et très précise (autant que les sources leur permettent de le faire) son fonctionnement, son encadrement et les diverses phases de son développement. De fait, à partir de 1871, et alors qu’il était seulement un hôpital allemand, avec un personnel médical allemand et des infirmières allemandes, il devient un hôpital d’application de la School of Medecine du Syrian Protestant college (future université américaine de Beyrouth), faculté de médecine fondée en 1867. Naturellement, cela contribue à son rayonnement. Mais la Première Guerre mondiale va lui être fatale. À la fin de l’année 1918 les défaites de l’Allemagne et de ses alliés turcs contraignent les Allemands à quitter leur hôpital tandis que les troupes françaises débarquent à Beyrouth réquisitionnent l’hôpital.

Évidemment, il cesse alors d’être confessionnel (les diaconesses quittent Beyrouth en 1920, les médecins militaires allemands étant partis dès octobre 1918). Toutefois, l’article 438 du Traité de Versailles prévoit que les biens religieux allemands sont certes cédés aux Alliés, mais aussi qu’ils doivent continuer à avoir un caractère de mission et être gérés par des personnes ayant les mêmes croyances religieuses. Ce qui introduit les protestants français dans l’affaire et provoque un affrontement de plusieurs années entre l’autorité militaire française et les huguenots. Finalement, en 1929 l’État français achète l’hôpital aux protestants français, une indemnité étant par ailleurs versée à l’Ordre de Saint-Jean pour non-respect du traité de Versailles.

Ensuite le livre s’intéresse à la seconde vie de cet hôpital, devenu l’hôpital militaire français, et transformé à partir de 1941 en hôpital des Français libres. De 1946 à 1996, c’est l’ambassade France au Liban qui s’y installe. Enfin, en 1996, y est inaugurée l’École supérieure des affaires, grande école de gestion, gérée par la Chambre de commerce et d’industrie de Paris. Et l’ouvrage décrit fort bien ces diverses évolutions, qui ne concernent plus l’objet propre de la Revue de l’histoire du protestantisme. Il reste que ce livre – par ailleurs fort bien illustré – nous permet de mieux connaître une page oubliée de l’histoire du protestantisme au Levant.

 

André Encrevé