Luther en français, en 2017

 

Le 500e anniversaire de la Réforme en 2017 a été l’occasion de nouvelles éditions d’œuvres de Luther en traduction française, en contrepoint à la série des Œuvres publiées à Genève chez Labor et Fides depuis 1957 (19 volumes parus à ce jour). Présentons ici les principales nouveautés.

 

Martin Luther, Œuvres, tome II, édité sous la direction de Matthieu Arnold et de Marc Lienhard, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2017, xliv-1167 p.

 

Le tome I, sous la direction des mêmes éditeurs, paru en 1999, offrait une sélection de textes de Luther, de 1515 à 1522, parmi lesquels, bien sûr, les « grands écrits réformateurs » de l’année 1520, et les célèbres sermons d’Invocavit 1522. Il était temps de connaître la suite de l’histoire.

La nouvelle sélection de Matthieu Arnold et Marc Lienhard comporte plusieurs dizaines de textes que Luther a écrits de 1523 jusqu’à peu avant sa mort en 1546. Elle rend compte de la multitude de sujets traités par Luther, à la demande de communautés ou de princes ou d’amis, ou de sa propre initiative, et témoigne de son inépuisable énergie pour renforcer et stabiliser le mouvement de Réforme évangélique. La sélection rend compte aussi de la diversité des genres littéraires qu’a utilisés Luther : traités, catéchisme, instructions, appels, lettres de consolation et d’exhortation, préfaces, thèses et disputes universitaires, cantiques, parodies aussi, telles la Gazette du Rhin, une feuille volante anti-reliques et la « plainte des oiseaux adressée au Docteur Martin Luther ».

Ces textes, à l’origine en allemand pour la plupart, les autres en latin, ont été traduits, ou retraduits ou révisés pour la présente édition, sur la base de l’édition de Weimar, elle-même établie sur les éditions originales. Surtout, une bonne moitié de ces écrits de Luther étaient jusqu’alors inconnus en français. Parmi les textes nouvellement traduits, plusieurs des années 1523-1525 font apparaître le réformateur à l’œuvre, encourageant les communautés de base « évangéliques », bataillant contre les « prophètes célestes » et inventant la « messe allemande ». D’autres textes permettent de remettre en perspective la doctrine politique de Luther dans différents contextes, y compris face à l’Islam (Exhortation à la prière contre le Turc, 1539). Luther face aux juifs n’est évoqué que par la Lettre à Josel de Rosheim, de 1537 (à mettre en rapport avec Que Jésus Christ est né juif, publié au tome I de la Pléiade), les textes antijuifs tardifs étant cependant signalés dans la Chronologie au début du volume. Grâce à la Missive sur la traduction… (1530), on peut apercevoir Luther traducteur du Nouveau Testament en 1522, absent du tome I de la Pléiade. Parmi les textes connus, mais d’accès difficiles en français, citons encore de substantiels extraits du traité Les Conciles et l’Église (1539), la lettre au sujet de la bigamie de Philippe de Hesse (1540), un choix de lettres de Luther à sa famille, la préface à l’édition des Œuvres de Luther en allemand de 1539, outre la préface des Œuvres en latin, plus connue, de 1545. Couronnant le tout, un excellent choix de cantiques de Luther, avec plusieurs préfaces de Luther à ses recueils de cantiques, traduits et annotés par Patrice Veit.

C’est dire la richesse de ce recueil d’œuvres de Luther en français, qui donne à entendre la variété des voix de Luther. Comme son prédécesseur de 1999, il satisfera les lecteurs exigeants par l’apparat critique développé en fin de volume, sans pour autant être réservé à des théologiens ou des historiens érudits. C’est à un large public cultivé que s’adressent les deux tomes de la Pléiade, en offrant le meilleur de Luther.

 

Martin Luther, Une anthologie, 1517-1521, éd. Frédéric Chavel et Pierre-Olivier Léchot, Genève : Labor et Fides, 2017, 336 p.

 

Les éditions Labor et Fides ont rassemblé en un volume un choix de textes antérieurement publiés dans leur série des Œuvres de Luther traduites en français, sans modification des traductions. Il s’agit d’écrits du « jeune » Luther, de 1517 à 1521, parmi lesquels les 95 thèses (1517), trois des « grands écrits réformateurs » de 1520 (De la papauté de Rome, Á la noblesse chrétienne de la nation allemande, La liberté chrétienne), et le Discours à la diète de Worms (1521). Ces « classiques » sont mis en contexte par un judicieux choix de brefs textes, en particulier des lettres de Luther, et mis en perspective par Frédéric Chavel et Pierre-Olivier Léchot, dans une introduction historique très pédagogique.

On notera que les éditions Labor et Fides avaient déjà republié à part, en format de poche, La captivité babylonienne de l’Église, cet autre « grand traité réformateur » de 1520, avec une nouvelle introduction de Thomas Kaufmann et une annotation de Jean-Marc Tétaz.

 

Martin Luther, Ainsi parlait Martin Luther. Dits et maximes de vie choisis par Marc Lienhard, et traduits de l’allemand et du latin par Annemarie Lienhard. Édition bilingue, Orbey : Arfuyen, Collection « Ainsi parlait », 2017, 138 p.

 

Il s’agit là d’une anthologie originale, constituée de citations de Luther, chacune de quelques lignes, extraites de l’ensemble de son œuvre et retenues par Marc et Annemarie Lienhard pour leur saveur particulière. Chaque citation en latin ou en allemand – face à la traduction française, est dûment référencée dans l’édition de Weimar ou, selon le cas, dans la Bible de Luther. L’ordre des textes est chronologique, d’un fragment des Gloses de Luther sur les Sentences de Pierre Lombard, en 1509-1510, jusqu’à une bribe de lettre de Luther à sa femme, le 7 février 1546, quelques jours avant de mourir. Les scolaires regretteront l’absence d’un index thématique, mais les autres goûteront le plaisir de la promenade au hasard des pages, à la découverte de pépites.

 

Signalons encore, parmi les œuvres de Luther produites en français en 2017, un pamphlet de Luther de 1523, traduit et introduit par Pierre Bühler :

 

Raison et justification que les nonnes peuvent quitter leurs couvents en conformité avec Dieu, dans Textes réformateurs inédits, réunis par Chrystel Bernat, Études théologiques et religieuses, t. 92, 2017/1, p. 25-34.

 

Ramassant les arguments de son Jugement sur les vœux monastiques (1522), ce petit texte justifie le coup de main qui permit la fuite des cisterciennes du couvent de Nimbschen, en Saxe (parmi lesquelles Catherine de Bora), dans la nuit du 4 avril 1523.

 

Annexons enfin à la cuvée 2017 des œuvres de Luther en français un ouvrage qui donne dans une nouvelle traduction commentée la préface de Luther à l’édition de ses Œuvres en latin (1545), pour l’insérer dans une série biographique sur Luther :

 

Mythologies luthériennes. Les Vies de Luther par lui-même, Melanchthon et Taillepied. Textes établis et présentés par Marion Deschamp, Postface d’Olivier Christin, Lyon : PUL, 2017, 204 p.

 

Trois récits de la vie de Luther : le premier par lui-même, en 1545, sous forme d’une préface au tome I de ses écrits en latin, interprétant chronologiquement son parcours spirituel et intellectuel jusqu’à la rupture avec Rome ; le second, Histoire de la vie et des actes de Luther écrit par Melanchthon après la mort de Luther (1546), dans la traduction française publiée à Genève par Théodore de Bèze en 1549; le troisième enfin, celui d’un polémiste franciscain, Noël Taillepied, qui construit la légende noire de Luther à l’usage du public français, en 1577.

Comme les images, qui font l’objet d’un intéressant dossier iconographique donné à la suite, ces trois récits construisent, chacun pour son public, des « mythologies luthériennes », durablement actives dans des traditions confessionnelles affrontées. Le récit de Melanchthon cherche à « réformer » l’hagiographie traditionnelle en faisant du récit de vie, en principe déconnecté de pratiques de dévotion, un mémorial autant qu’un modèle, tandis que celui de Taillepied inverse violemment l’hagiographie en hérésiographie. Dans le contexte du jubilé de Luther en 2017, Marion Deschamp donne un bon aperçu de travaux allemands sur la fabrique de la mémoire luthérienne, l’ambiguïté des reliques et des objets de musée.

 

                                                                                  Marianne Carbonnier-Burkard

 

 

Julien Léonard (dir.), Prêtres et pasteurs. Les clergés à l’ère des divisions confessionnelles xvie-xviie siècles, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2016, 371 p.

 

Cet ouvrage de 371 pages est issu du colloque Clergés en contacts à l’ère des divisions confessionnelles (xvie-xviie siècle) qui s’est tenu à Nancy du 16 au 18 octobre 2014. Vingt contributions, encadrées par une belle introduction et par une conclusion stimulante, proposent d’étudier les clergés à l’heure des divisions interconfessionnelles. Si, selon ce qu’explique dans l’introduction Julien Léonard, maître de conférences à l’université de Metz et directeur de l’ouvrage, ce sujet peut sembler rebattu, l’originalité de ce livre tient dans les « éléments nouveaux » qu’il propose, à partir « d’études de cas peu connus, des problématiques révisées et des points de vue déplacés par rapport aux centres d’intérêt de l’histoire religieuse des dernières décennies » (p. 11). L’auteur y défend en particulier une idée force, celle « des clergés ». Dans la continuité des travaux pionniers de Luise Schorn-Schütte, il souhaite enrichir l’étude des élites religieuses (pasteurs, prêtres, évêques etc.) dans une démarche comparatiste (p. 14-17). Julien Léonard appelle ainsi à « décloisonner » la recherche en histoire religieuse : certes, « étudier chaque clergé dans une perspective confessionnelle » a un sens, mais c’est minimiser, lisser, voire laisser de côté la question des influences réciproques entre ces clergés. L’auteur, qui souhaite une nouvelle spécialisation dans l’histoire religieuse, propose ainsi les termes de « hommes de Dieu » ou de « gens d’Églises » – au pluriel donc – pour qualifier ce nouveau champ d’études et dépasser les problèmes historiographiques que la notion de « clergés » peut susciter chez les chercheurs français en particulier (p. 16-18). Le livre est ainsi structuré en cinq parties. Les deux premières étudient les enjeux, l’attitude et le comportement des clergés lorsqu’ils se retrouvent « Face à l’autre, côte à côte » (1re partie) et « Face à face : modèles et contre-modèles » (2e partie). Les « Controverses et prédications » dont l’analyse constitue la 3e partie interrogent les rapports de force entre les clergés. Si le champ d’étude est européen, « Le laboratoire français » (4e partie), est le plus étudié avec six contributions. Enfin, la 5e et dernière partie dépasse le seul cadre de la confrontation pour interroger la construction identitaire de ces clergés en contact (« La constitution d’identités cléricales »).

Deux contributions, seulement, forment la 1re partie. Anne Brogini analyse tout d’abord les conséquences du développement de la Réforme sur l’Ordre de Malte. Après la suppression de la Langue d’Angleterre et l’affaiblissement de celle de l’Allemagne, les règles du monastère sont observées avec beaucoup plus de rigueur et les décrets du concile de Trente sont appliqués avec enthousiasme. En parallèle de cette stricte observance qui dure près d’un siècle – entre 1560 et 1660, même si elle est déjà battue en brèche dès 1630 – les chevaliers-moines réaffirment leur identité cléricale en remettant au premier plan l’Hospitalité, la charité et enfin la guerre sainte contre les musulmans. Catherine Ballériaux propose ensuite une approche comparatiste des missions catholiques (essentiellement des jésuites français) et calvinistes (surtout des Puritains anglais) sur la frontière américaine. Elle met ainsi en évidence qu’aux relations cordiales, succèdent, au xviiie siècle, de véritables guerres intercoloniales qui affinent et renforcent les identités « religieuses et nationales » dans les écrits des missionnaires (p. 50). Les stratégies de conversion changent alors : les missionnaires ne recherchent plus uniquement à forger des chrétiens, mais des Anglais ou des Français.

Laurent Jalabert ouvre la 2e partie avec une contribution dont le titre sonne comme une parfaite transition entre les deux premiers axes : « Face à face, côte à côte ? Les aumôniers des armées d’Empire entre coexistence, ignorance et affrontement (xviie-xviiie siècle) ». Contrairement aux États, les armées ne sont pas toujours confessionnalisées, ce qui pose donc le problème de la coexistence, des échanges et du rôle de l’armée dans la confessionnalisation ou l’aconfessionnalisation. Si cette problématique est particulièrement délicate à traiter – l’auteur développe d’ailleurs essentiellement des exemples pour le xviiie siècle –, elle ouvre deux principales pistes de réflexion : questionner l’identité de l’aumônier – est-il aumônier avant d’être prêtre ou pasteur ? – et étudier les aumôniers chrétiens face à l’ennemi commun, le Turc. Autre cas particulier dans le Saint-Empire romain germanique, celui de la Bohême, étudié par Nicolas Richard. Deux clergés cohabitent au sein du royaume de Bohême – catholique et hussite, dit utraquiste – sous le régime de la « double foi légale ». Cette cohabitation pose ainsi le problème des échanges et des influences. Longtemps, les abus du clergé catholique ont été mis à l’actif de leurs fréquentations utraquistes. Est-ce vrai à l’inverse ? Malheureusement, cette passionnante interrogation s’avère bien trop vaste pour pouvoir trouver une réponse ici. Aussi Nicolas Richard propose-t-il d’apporter quelques éléments à partir de l’analyse d’un document précieux et rare : l’inspection des paroisses de Brandýs nad Labem en 1594 par l’archevêque de Prague. Dans certaines paroisses, l’attrait des hussites pour les cérémonies catholiques et le chant en tchèque des lectures de la messe se conjuguent et se côtoient. Mais bien que Mgr Berka dresse un portrait accablant des prêtres qu’il a interrogés, aucun n’est excommunié. Tous sont en effet pardonnés après avoir récité le Credo car l’archevêque ne voit pas dans leurs abus ou dans leurs dérives la trace d’une quelconque influence des hussites, mais seulement la preuve de leur ignorance ; ignorants, mais pas hérétiques. Nicolas Richard conclut que le jeu de pouvoirs entre autorités civiles et autorités ecclésiastiques pour maintenir traditions et privilèges est bien plus prégnant alors qu’une véritable influence de nature religieuse. La dernière contribution de cette partie, signée par Andras Nijenhuis-Bescher, dépasse le cadre des contacts nécessaires et inévitables pour s’intéresser au parcours du chanoine parisien Claude Joly. Ancien frondeur, proche du duc et de la duchesse de Longueville, il est un témoin privilégié des négociations qui ont alors lieu en Westphalie au milieu de la décennie 1640. Trente ans plus tard, en 1670, il met en forme les notes prises au cours de ces quelques années et les publie sous le titre de Voyage fait à Münster. L’auteur relève la curiosité intellectuelle de Claude Joly et de son goût pour les échanges religieux. À Münster même, il rencontre par exemple le médiateur apostolique Fabio Chigi, qui sera élu pape quelques années plus tard en 1655 sous le nom d’Alexandre VII. Dans les terres huguenotes qu’il traverse, il achète de nombreux ouvrages et notamment ceux de Jansen qui sont pourtant déjà mis à l’Index. Aux Pays-Bas, il démontre son intérêt pour le protestantisme en discutant de la prédestination avec l’artiste Anna Maria van Schurman, mais aussi pour le judaïsme lorsqu’il débat de la virginité mariale avec le rabbin Menasseh Ben Israël. Il visite même la nouvelle synagogue d’Amsterdam le 27 août 1646 avec la duchesse de Longueville. « Ces rencontres intellectuelles et débats théologiques, conclut l’auteur, révèlent une acceptation pragmatique de la diversité confessionnelle au sein de la Chrétienté » par cet esprit curieux, désireux de connaître les positions, les rites et les singularités des autres confessions ou religions (p. 110).

Tous les contacts et les échanges ne sont pourtant pas aussi empreints de sérénité et de curiosité, loin de là. Beaucoup se sont transformés en affrontements verbaux et doctrinaux. Cinq contributions proposent de nouveaux éclairages sur cette question et sont regroupées dans la 3e partie du livre, intitulée « Controverses et prédications ». Tout d’abord, Jérémie Foa revient sur le parcours atypique du pasteur du Pont-de-Veyle, en Bourgogne, Théophile Cassegrain (v. 1556-1637). Tout au long de sa vie, ce dernier s’est senti déclassé, estimant ne pas être traité à sa juste valeur. Pasteur d’une petite bourgade, il peine en effet à imposer son nom parmi les plus grands et prestigieux controversistes de son temps. Constamment à la recherche du coup d’éclat qui le fera connaître, Cassegrain multiplie les « provocations à la dispute » (p. 122). En 1597, par exemple, il rédige un « défi universel » à tous les théologiens du royaume, puis provoque nominalement Jacques Davy Du Perron, sans succès. Cette volonté farouche de briser la règle d’homologie dans les disputes ne lui vaut que les railleries des théologiens illustres et des hommes de lettres comme Pierre-Victor Palma-Cayet. Mais en définitive, toutes ces « provocations » ont suscité l’intérêt ou l’implication des grands personnages religieux de l’époque et, pour Jérémie Foa, « la visibilité du pasteur de Pont-de-Veyle tient ce faisant dans sa capacité à faire surgir des noms célèbres autour de sa propre histoire » (p. 140). À cette histoire de rendez-vous manqués succède l’article de Clarisse Roche consacré à la prédication dans Vienne sous le règne de l’empereur Maximilien II, c’est-à-dire à l’opposition entre le Verbe « cohésif » et le Verbe « confessionnel » ; entre restauration de l’unité chrétienne et recherche de conversion. Cette problématique conduit naturellement l’auteure à analyser les guerres contre les Turcs ainsi que, pour finir, l’émergence d’une parole de « distinction » dans la société viennoise. Stefano Simiz s’intéresse quant à lui à la prédication chrétienne, essentiellement dans la Lorraine du xviie siècle. Après avoir comparé les rythmes des prêches et des prédications entre catholiques et calvinistes, il étudie la très fine frontière qui peut parfois exister entre le contact et la confrontation. Cette thématique de l’affrontement se retrouve ensuite au cœur de la contribution de Christabelle Thouin-Dieuaide qui se consacre à l’étude du livre Trois sermons faits en presence de Peres Capucins qui les ont honorez de leur présence publié par le pasteur Pierre Du Moulin (1568-1648) en 1641. L’auteure se demande en particulier si l’on peut déceler et analyser l’influence des destinataires (les capucins) dans les sermons prononcés par le pasteur de 72 ans. De fait, si le discours de Pierre Du Moulin s’adapte bel et bien à ses auditeurs catholiques, c’est pour pouvoir mieux renverser ensuite leurs arguments. Œuvre « combattive plutôt qu’édifiante », œuvre de confrontation, elle est en définitive le point de départ de toute une série d’ouvrages polémiques entre Du Moulin et les capucins ; elle sera d’ailleurs condamnée à être brûlée par le parlement de Bordeaux en 1642. Enfin, en se fondant essentiellement sur les manuels d’éloquence à destination des pasteurs, Céline Borello enquête sur une potentielle influence catholique sur les prédications calvinistes dans la France du xviiie siècle. Trois auteurs sont plus particulièrement étudiés : Benjamin-Sigismond Frossard (1754-1830), Étienne-Salomon Reybaz (1739-1804) et Louis Bonifas-Laroque (1744-1811). Ce dernier donne parfois l’avantage aux auteurs catholiques ce qui, en définitive, rend « poreuse la frontière entre les deux religions pour ce qui est de l’éloquence de chaire et du bien prêcher » (p. 186), tandis que le premier – pour ne retenir que ces deux exemples – ne compare pas les auteurs et leurs ouvrages en fonction de leur confession, mais de leur nationalité : les auteurs français parlent au cœur, tandis que les Anglais ne parlent qu’à l’esprit et la raison. « Pourquoi ces noms et références catholiques et protestants mêlés ? Pourquoi les critiques vont-elles parfois vers les protestants, alors que les catholiques sont portés aux nues ? », s’interroge Céline Borello. « Car ce qui importe dans la prise de parole publique réussie, ce sont des questions qui n’ont rien de théologique ou de controverse entre confessions. La technicité dans l’écriture du sermon dépasse le clivage confessionnel » (p. 189). En somme, le contact, l’influence et l’échange sont rendus possibles par l’atténuation, voire par l’absence d’enjeu confessionnel et théologique.

Souvent croisé jusqu’alors, « Le laboratoire français » est plus particulièrement étudié dans la 4e partie du livre. Philippe Moulis propose pour commencer une étude de cas : les relations entre catholiques et protestants dans les diocèses de Boulogne-sur-Mer et de Saint-Omer, aux xvie et xviie siècles. Si le protestantisme est présent dans le Boulonnais et qu’il s’épanouit dans le Calaisis, il est très durement réprimé jusqu’à la fin du xvie siècle dans les Flandres et notamment à Saint-Omer. Le régime de l’édit de Nantes favorise pourtant un afflux considérable dans ces territoires frontaliers de protestants néerlandais qui fuient alors la terrible répression catholique dans les Pays-Bas espagnols. Mais au fil du xviie siècle, la situation se dégrade et l’auteur, qui s’appuie sur les cahiers de représentations des États d’Artois de 1661 à 1700, montre bien que la population est de plus en plus hostile à la présence protestante. Aussi, après la Révocation, nombreux sont ceux qui émigrent vers l’Angleterre et les Provinces-Unies. Toujours dans les provinces septentrionales du royaume, Sarah Dumortier étudie les rapports entre les clergés à travers la question du célibat ecclésiastique. L’auteure souligne que, sur ce « terreau protestant » (p. 210) que sont les diocèses de Cambrai, Tournai, Namur et Liège, près de 7 % des ecclésiastiques se sont convertis au calvinisme entre 1521 et 1679. Mais, si la vie conjugale protestante peut attirer certains prêtres – ne vont-ils pas pour quelques-uns jusqu’à promettre à leur maîtresse de les épouser aux Provinces-Unies ? –, elle n’est qu’une raison parmi d’autres de leur conversion. Sans pouvoir affirmer avec certitude que cette forte proportion de conversion/mariage des ecclésiastiques catholiques (78 % des convertis se marient ensuite) résulte d’une influence directe des pratiques matrimoniales protestantes, Sarah Dumortier conclut que ce qui est en revanche certain, c’est que cette proximité (et certaines dérives) oblige à la constitution d’une norme plus stricte et à une observance plus rigoureuse de la règle du célibat. Cette réaffirmation des normes et des règles essentielles se retrouve également au cœur de la contribution de Frédéric Meyer. Jacques Fodéré, moine franciscain observant fait paraître en 1619 un ouvrage monumental de près de 1 300 pages dans lequel il revient sur l’histoire des couvents franciscains et clarisses de Bourgogne. Frédéric Meyer démontre bien que, dans cet espace de contacts interconfessionnels, les frontières à l’intérieur de l’ordre sont plus fortes que l’union contre les protestants (p. 223). Estelle Martinazzo développe elle aussi cette problématique du repositionnement du clergé catholique et de son refus progressif du contact avec les protestants. Prenant pour champ d’étude les clergés toulousains, elle se demande si les missions intérieures que conduisent les catholiques ne visent pas « avant tout à convertir des populations catholiques tout aussi suspectes au niveau du dogme que les huguenots, invisibles aux yeux de l’Ordinaire » (p. 239). Après s’être penchée sur le cas des conférences théologiques et la publication des ouvrages de controverse ou des récits de conversion qui sont, démontre-t-elle, essentiellement le fruit du clergé régulier, elle s’intéresse plus particulièrement aux visites pastorales réalisées par le clergé séculier. Elle met alors en avant que l’Église s’est d’abord souciée de mieux former son propre clergé avant de se tourner plus spécifiquement vers les réformés invisibles. Dans les deux dernières contributions de cette partie, la focale s’inverse pour se consacrer à l’étude des pasteurs et des professeurs protestants. À Sancerre d’abord, Didier Boisson étudie le « face-à-face pasteurs-ecclésiastiques sous le régime de l’édit de Nantes ». Le cas est d’autant plus intéressant que la ville a connu un épisode particulièrement marquant des guerres de Religion : le terrible siège de 1573. Bien qu’affaiblie, la communauté réformée doit alors faire face aux assauts des ecclésiastiques « désireux de mettre à fin à l’existence de la minorité réformée » (p. 252). Ce sont donc essentiellement des conflits qu’analyse Didier Boisson, et ceux-ci se multiplient au tournant de la décennie 1680. La controverse religieuse est en effet particulièrement active entre 1682 et 1684, sans parler des tensions qui agitent la ville après la conversion au catholicisme de jeunes enfants en 1684 et, la même année, de la conversion, pourtant interdite, d’une jeune fille au calvinisme. Mais, contrairement à d’autres villes ligériennes comme La Charité-sur-Loire, les autorités ne parviennent pas à s’imposer. Le clergé catholique échoue à détruire la communauté réformée dans la ville, ce que déplore encore en 1777 l’abbé Poupart. Cet « échec du clergé » catholique, Didier Boisson l’explique par la solidité de l’identité réformée et il conclut qu’en définitive, « seul le pouvoir civil – et militaire – est en mesure de lutter contre la communauté réformée » (p. 261). Tous les rapports entre catholiques et protestants au xviie siècle ne se transforment pourtant pas en confrontation plus ou moins violente. Ils peuvent être pacifiques, parfois même empreints d’irénisme. C’est notamment le cas à Saumur qu’étudie Bruno Maes. Le succès de l’académie ouverte en 1607 dans cette ville par Philippe Duplessis-Mornay explique la fondation d’une l’école oratorienne en 1630. Mais, loin de s’opposer, les deux institutions vivent en bonne intelligence, au grand dam de certains catholiques, à commencer par Henri Arnauld, évêque d’Angers.

L’ultime partie de cet ouvrage explore une notion entraperçue jusqu’alors, l’identité cléricale. Federico Zuliani propose pour commencer de revenir sur le parcours original de Pier Paolo Vergerio (1498-1565). Évêque de Capodistria et nonce pontifical, il est contraint de fuir la péninsule italienne après qu’un procès pour hérésie a été ouvert contre lui en 1549. Élu ministre de Viscoprano la même année, il y réside jusqu’en 1553 lorsqu’il devient conseiller du duc Christophe de Wurtemberg avec lequel il est entré en contact dès 1551, peu à l’aise dans sa nouvelle communauté. Mais ce que retient et ce qu’analyse plus particulièrement Federico Zuliani, c’est la porosité qui existe alors, tant chez Vergerio que chez les fidèles protestants des Grisons italophones du milieu du xvie siècle, entre le ministre et l’évêque. En effet, au début de son ministère, Vergerio est appelé « évêque », bien que ministre, par les fidèles calvinistes comme par ses amis protestants. Lui-même se pare du titre d’« évêque du Christ » car, contrairement à d’autres prélats passés à la Réforme, il théorise et explique sa position en s’incluant dans ce qu’il appelle « i veri vescovi » ; titre qu’il finit par abandonner en 1554. Ce temps de construction de l’identité réformée, Nathalie Szczech l’étudie quant à elle à Genève. Comment, après le retour de Calvin dans la cité lémanique, se forme la légitimité du pasteur et comment Genève vit sa séparation avec ce clergé catholique qui reste son voisin ? Sous l’impulsion du réformateur, les pasteurs de la ville se voient attribuer une autorité nouvelle par rapport aux modèles bernois et zurichois : la surveillance des fidèles doublé d’un pouvoir inédit de sanction. Cette innovation ne va cependant pas de soi et des voix discordantes se font alors entendre. De cette opposition naît ainsi une nouvelle identité cléricale : « car si une identité cléricale naît incontestablement de l’autorité donnée aux pasteurs de convoquer, de juger, de sanctionner dans le cadre du consistoire, cette identité se forge aussi dans le discours des opposants qui considèrent les pasteurs comme un groupe, un groupe à part, voire comme un groupe de clercs » (p. 306). En définitive, écrit Nathalie Szczech, « le processus de cléricalisation se nourrit ainsi paradoxalement à Genève de l’anticléricalisme des fidèles » (p. 307). Des pasteurs genevois, il en est également question dans la contribution de Geneviève Gross. Deux d’entre eux, Nicolas Colladon en février 1571 et Jean Le Gagneux en décembre de la même année, sont condamnés par le Petit Conseil et doivent quitter leur ministère. Pourtant, ces l’un et l’autre jouissent depuis quelques années –1562 pour le premier et 1557 pour le second – de la qualité de bourgeois de la ville. Or, cette qualité leur conférait aussi des devoirs (sédentarité et participation à la vie économique de la ville) : l’auteure se demande donc en quoi cette accession à la bourgeoisie a eu un impact sur leur ministère, puisqu’ils sont condamnés pour avoir abusé de cette « liberté du ministère ». Irène Plasman-Labrune, enfin, consacre son article à un cas intéressant et très particulier : celui des ministres étrangers dans le royaume de France. Thème délicat s’il en est, tant la notion même d’« étranger » est difficile à définir. C’est à l’occasion de l’enregistrement de la paix de Montpellier de 1622 que le parlement de Bordeaux profite de l’occasion en 1623 pour interdire aux pasteurs étrangers de prêcher dans son ressort. Décision locale, mais qui finit par avoir un écho national. « Minoritaires à l’intérieur d’une minorité […], les pasteurs étrangers bénéficient à leur corps défendant d’une attention disproportionnée » au début du xviie siècle. Or ils deviennent le support « involontaire de la construction d’une norme nationale qui assimile progressivement l’impératif de loyauté à la naissance dans le royaume, puis à l’impératif de la communauté de foi » (p. 334).

Au terme de l’ouvrage, Yves Krumenacker remet en perspective les différentes contributions, les insère et les interroge dans le cadre d’une réflexion plus générale sur la confessionnalisation en Europe. Il minimise parfois les contacts qui ont pu exister et conclut que devant la complexité des cas, on ne peut définitivement pas parler de simple clergé, catholique, luthérien ou calviniste : « Les phénomènes religieux sont la résultante d’alchimies complexes, qu’on ne peut réduire à des corps de doctrine bien délimités. […] Les clergés en contact ne sont pas que des affaires de confrontation de doctrine portées par des ecclésiastiques, mais aussi des affaires d’hommes situés dans des contextes bien précis. […] L’historien, dont la tâche est non seulement de décrire, mais surtout de comprendre, s’efforce de classer, de typologiser, mais la réalité résiste dans son infinie variété et dans son obstination à ne pas se laisser enfermer dans une seule catégorie » (p. 345-346).

Pour stimulante que soient ces réflexions autour de la question des clergés, il est toutefois regrettable que le terme de « contact » qui figurait au cœur de l’intitulé du colloque ait disparu du titre de l’ouvrage qui en est issu. Car ce sont bien les contacts, plus encore que la notion de « clergés » qui structure en réalité le fond de la totalité des contributions ; n’est-ce pas d’ailleurs une typologie des « contacts » et non des « clergés » qui structure l’ensemble du livre ? Cette dernière remarque n’enlève cependant en rien la grande qualité de cet ouvrage, cohérent, problématisé, bien structuré, stimulant, et au terme duquel figure un index précieux des noms de lieux et des noms propres, encore trop rare dans les actes de colloque.

 

Nicolas Breton

 

Frans P. van Stam, The Servetus Case. An Appeal for a New Assessment, Genève : Librairie Droz, 2017, 341 p.

 

Michel Servet figure parmi les personnages les plus connus de la Réforme. Sa vie audacieuse et sa mort dramatique ont été le sujet de plusieurs études historiques. Il est habituellement présenté comme un des premiers martyrs de la liberté de penser et un symbole important de la nécessité d’une certaine tolérance contre l’opinion de la majorité de ses contemporains, car ni les protestants, ni les catholiques ne voulaient accepter ses idées antitrinitariennes, jugées dangereuses et hérétiques. Sa conception singulière de la trinité et, en particulier de la seconde personne, est à l’origine d’un parcours intellectuel et physique de l’Espagne vers Toulouse, Paris, Lyon, Vienne et finalement Genève. Bien qu’il ait toujours gardé un certain anonymat, il n’a jamais hésité à publier ses opinions théologiques et à les faire circuler parmi ses ennemis les plus implacables. Sa vie se termina tragiquement le 27 octobre 1553, lorsqu’il fut brûlé vif sur le bûcher à Genève. Ainsi, ses pensées fixent les limites d’une réforme acceptable par les autorités politiques catholiques et protestantes, tout autant que son exécution marque le début des appels à la tolérance dans le domaine religieux.

Pendant longtemps, les spécialistes de la Réforme ont supposé que Jean Calvin était le principal acteur du procès et du destin de Servet. Parmi les unitariens actuels, par exemple, Calvin, bien loin de la figure d’un des héros de la Réforme, conserve une réputation de fanatisme et de méchanceté. Mais, et c’est la question principale posée par Frans P. van Stam, qui furent les vrais responsables du procès et de l’exécution de Servet ? En s’appuyant sur une lecture approfondie des sources manuscrites – principalement la correspondance de Calvin et les actes judiciaires – Frans van Stam propose un réexamen du rôle de Calvin dans cette affaire. Cette nouvelle évaluation – « new assessment », selon le sous-titre du livre – reprend les interprétations historiques de longue date sur les dernières semaines de la vie de Servet. Calvin était-il vraiment le tyran de Genève et devait-il porter le blâme principal du destin tragique de Servet ?

Bien que la contribution la plus notable de cette étude soit l’examen précis des événements qui se déroulent autour du procès, elle commence par une longue introduction sur les activités de Servet avant son arrestation par les autorités genevoises. Le contexte genevois – les circonstances politiques et religieuses – prend une importance particulière dans le schéma interprétatif, car les tensions profondes qui ont dominé Genève constituent un arrière-plan essentiel pour bien comprendre le sort de Servet. Cette situation délicate a dû peser lourdement sur Calvin. De profondes divisions politiques déchiraient la ville, les Genevois étaient de plus en plus affectés par le flot de réfugiés arrivés de France et les pasteurs, qui étaient presque tous Français, cherchaient, par le moyen du consistoire, à remodeler la piété des gens et à imposer un ordre moral strict. Tous ces éléments ont contribué à une situation dans laquelle les Genevois ont été saisis par l’anxiété. En tout cas, van Stam affirme que Calvin était moins dominant à Genève que les historiens l’ont autrefois supposé, et que par contre ses adversaires étaient puissants, en même temps que mécontents.

Un autre aspect important du contexte est l’audition initiale de Servet devant la cour catholique à Vienne, où il a utilisé son habileté et son inventivité pour tromper les juges. Après avoir échappé à la prison à Vienne, il est allé à Genève, où il a été immédiatement arrêté. À nouveau mis en procès, il a adopté une nouvelle tactique. Lors de l’interrogatoire par les autorité genevoises, Servet a répondu de manière modérée. Néanmoins, après une semaine, il a lancé une attaque furieuse contre Calvin. Face à la vive dispute entre Servet et Calvin, le Conseil des Deux-Cents de Genève a vacillé et s’est trouvé dans l’impasse. Ainsi, les membres du Conseil ont décidé de s’engager dans une consultation avec leurs alliés réformés – les villes-États de Bâle, Berne, Schaffhouse et Zurich – avant de rendre une décision. Mises à part ses fortes différences théologiques avec Calvin, Servet a été victime des profondes divisions politiques de Genève. Le parti des « Enfants de Genève », dirigé par Ami Perrin était plus ou moins favorable à Servet, principalement parce que ses membres étaient des adversaires de Calvin. Désireux d’éviter la suspicion d’hérésie, ils ne cherchaient pas tant à défendre Servet lui-même qu’à s’en servir comme d’un instrument pour se débarrasser de Calvin. La décision de Servet de rejoindre les « Enfants », groupe de pression non négligeable, s’avéra désastreuse. L’affaire s’enchevêtra dans les rivalités politiques et, selon van Stam, Servet se serait imprudemment aventuré dans cet imbroglio.

Van Stam a bien réexaminé et réévalué de près les sources manuscrites et en conséquence, fournit une analyse des divers intérêts rivaux autour du procès de Servet. L’affaire s’est déroulée dans le cadre de la contestation municipale sur la direction de la réforme religieuse, du rôle de Calvin et d’autres pasteurs français, de l’afflux de réfugiés, et du pouvoir politique des principales familles qui avaient traditionnellement dominé la ville. C’est sans doute l’aspect le plus original de l’étude. Pourtant, l’argumentaire n’est peut-être pas aussi convaincant que l’auteur le souhaiterait. Bien que Servet ait été jugé et condamné par le Conseil des Deux-Cents de Genève, c’est incontestablement à l’instigation de Calvin. Ce qui ressort très clairement tout au long de ce livre, est, dans un certain sens, la réévaluation du rôle, voire la réhabilitation de Calvin, dont la réputation a été gravement ternie par l’affaire. Il est à noter pour terminer que le texte du livre aurait beaucoup profité d’une lecture approfondie par quelqu’un dont l’anglais est la langue maternelle. Il y a trop de phrases peu claires, d’erreurs grammaticales, et un vocabulaire parfois inexact qui contribuent à obscurcir la démonstration.

 

 Raymond Mentzer

 

Pierre de L’Estoile, Les belles figures et drolleries de la Ligue, édition critique avec introduction et notes préparée par Gilbert Schrenck, Genève : Droz, 2016, 412 p.

 

Gilbert Schrenck et la maison Droz proposent pour la première fois une édition complète de cette œuvre de Pierre de L’Estoile (1546-1611), connue mais encore peu exploitée dans son intégralité, Les belles figures et drolleries de la Ligue. Il n’existe à ce jour qu’un exemplaire original dans la réserve de la Bibliothèque Nationale de France et des éditions incomplètes. Précédé d’une introduction de Gilbert Schrenck et augmenté d’un appareil critique visant essentiellement à situer le document, ce livre est l’édition d’un document constitué d’un recueil d’imprimés, de gravures et de quelques pièces manuscrites. L’édition est de qualité, que ce soit par son papier, son impression et son format hors norme (35×25 cm) qui permet une reproduction de toutes les pièces compilées dans cet ouvrage, y compris les plus grandes donnant lieu à des pages pliées. Les documents ainsi reproduits sont des dessins, mais aussi de nombreux textes imprimés ayant circulé dans les rues de Paris durant la Ligue. Un soin particulier a été apporté à ces reproductions qui sont parfaitement lisibles. Elles sont données seulement en noir et blanc, ce qui pour la plupart des œuvres n’altère pas leur qualité puisqu’il s’agit d’imprimés non mis en couleur. On peut regretter ce choix pour une petite minorité d’œuvres coloriées comme la longue frise des pénitents blancs et bleus. De même, on aurait souhaité davantage de précisions sur l’aspect formel des documents reproduits, notamment leur dimension et donc l’échelle de reproduction. À côté de ces reproductions, le livre offre une transcription de l’ensemble des pièces, les documents imprimés comme les manuscrits, y compris les notes marginales souvent ajoutées par L’Estoile. La plupart des textes sont en français, quelques-uns en latin. Ils ne sont pas traduits. Une liste des imprimeurs et libraires cités dans le recueil complète la publication en fin de volume, ainsi qu’un lexique, un index des noms de personnes et une bibliographie étoffée. Ce livre répond donc parfaitement à l’ensemble des objectifs d’une publication de sources. Soulignons que l’entreprise n’était pas aisée en raison du format très hétérogène du volume et de la volonté des éditeurs d’associer reproduction des pages et transcription, association qui faisait courir le risque de perdre son lecteur. Cet écueil est évité grâce à un cadre de présentation efficace.

Grand audiencier à la chancellerie de France, habitant de Paris qui passa le plus clair de sa vie dans la capitale, Pierre de L’Estoile fut un témoin des événements souvent tragiques qui marquèrent la vie de sa cité au cours des guerres de Religion. Considéré comme proche des « Politiques » à partir des années 1580, soutien d’Henri IV après 1589, s’il fut un temps emprisonné, il resta néanmoins dans le Paris ligueur des années 1590 et put observer de l’intérieur les spasmes d’une ville touchée par la guerre et l’engagement radical derrière un catholicisme militant. En plus d’être un témoin, Pierre de L’Estoile fut aussi un collectionneur de placards, libelles, sonnets et textes occasionnels qui circulaient dans les rues parisiennes et qu’il s’est mis en tête de traquer, collecter et conserver. Ce souci de la collection et de son ordonnancement chronologique lui a permis de rédiger son œuvre la plus connue, ses mémoires-journeaux de 1574 à 1611, en cours de réédition chez Droz sous les titres de Journal du règne d’Henri III et Journal du règne d’Henri IV, toujours sous la direction de Gilbert Schrenck.

Le présent livre, ces Belles figures, correspond véritablement à l’œuvre du collectionneur réalisée entre 1589 et les premières années du xviie siècle. Non prévu pour une publication, l’ouvrage propose un agencement par collages et reliure dans un registre factice de 150 placards sur 46 feuilles, y compris des placards de grand format. Il a ainsi l’apparence d’un catalogue de sources imprimées, témoin d’une première époque où les imprimeurs produisirent une très abondante littérature polémique. Déjà riches de cette dimension documentaire, ces Belles figures sont bien plus que cela. La plume de Pierre de L’Estoile ponctue çà et là cet assemblage par de brèves notes autographes pour situer certains documents et par quelques copies de pièces, chansons ou poèmes, dont il n’avait peut-être pas le support initial. Il est alors pleinement auteur de l’œuvre, s’assurant par ces incises manuscrites une cohérence dans la présentation de cette collection, reflet de sa lecture de l’histoire immédiate. Si le lecteur dispose grâce à cette belle édition d’une compilation d’occasionnels du temps de la Ligue parisienne, plongeant ainsi au cœur des textes polémiques et de leur rhétorique, il se voit tout autant offrir un ordonnancement de cette littérature par un témoin des événements qui, proposant un assemblage documentaire raisonné et assumé, donne une lecture originale des événements relatés. Pierre de L’Estoile compose sa collection autour d’une herméneutique de l’image, du texte polémique et de leur utilisation. Le titre plaçant ces documents sous le vocable de « drolleries » laisse entendre la dimension satirique que L’Estoile donne à ces pièces dont la plupart sont opposées à ses propres conceptions.

Cette édition des placards et autres occasionnels du temps des guerres de Religion s’inscrit dans une historiographie renouvelée depuis une trentaine d’années. Cette littérature polémique est analysée comme un objet d’histoire politique pour comprendre l’émergence des opinions et les engagements individuels et collectifs dans les affrontements confessionnels. Pour la question des images, Keith Cameron s’était penché dès la fin des années 1970 sur les caricatures d’Henri III (Henri III. A maligned or malignant King? Aspects of the satirical iconology of Henri de Valois, 1978). Citons dans cette veine les travaux d’Annie Duprat sur « Les rois de papiers » et ses études sur la caricature du xvie au xviie siècle. Plus précisément sur les guerres de Religion, Philip Benedict a proposé une analyse de l’histoire graphique de Tortorel et Perrissin publiée à Genève au début des années 1570 et qui relate par l’image les événements français des premières guerres de Religion. Concernant l’analyse des discours, citons les travaux de Luc Racaut (Hatred in Print : Catholic Propaganda and Protestant Identity during the French Wars of Religion, 2002) et de Tatiana Debaggi-Baranova (A coups de libelles. Une culture politique au temps des guerres de Religion (1562-1598), 2012). Cette publication de sources s’inscrit pleinement dans cette veine historiographique, éclairant l’émergence d’une littérature d’opinion, que ce soit par le contenu même des libelles que par le traitement qu’a pu en faire Pierre de L’Estoile en constituant son recueil. Le corps glorifié d’Henri de Guise après l’assassinat de Blois (1588), le couteau de Jacques Clément qui assassine Henri III ou la force du premier Bourbon terrassant l’hérésie renvoient à des imaginaires politiques déjà bien identifiés et analysés. Ces images ici publiées, pour la plupart déjà connues mais de manière éparpillée, bénéficient de clefs de lecture qui permettent à leurs lecteurs de les comprendre. Leur agencement, leur cohérence et les choix opérés par Pierre de L’Estoile dans leur sélection invitent, grâce à cette publication, à penser ces productions comme un tout, à les situer dans un récit qui se développe simultanément des événements, écriture d’une histoire immédiate réactive aux soubresauts de la conjoncture.

L’histoire que Les belles figures nous conte est ordonnée autour de trois temps forts : l’assassinat des Guise à Blois en décembre 1588, l’assassinat d’Henri III par Jacques Clément à Saint-Cloud en août 1589 et le retour triomphal d’Henri IV dans sa capitale en 1594. Ces trois temps révélés par une production pamphlétaire à la chronologie irrégulière n’excluent pas des écarts avant 1588 et après 1594, mais l’essentiel est tout de même dans ces trois actes de l’histoire ligueuse. La plupart des documents, au moins pour les événements de 1588 et 1589, émanent des milieux ligueurs et sont résolument hostiles à Henri III. Ils portent au pinacle l’engagement religieux les Guise ou Jacques Clément. Le duc d’Epernon quant à lui a les pieds fourchus, Henri III qui n’est plus qu’Henri de Valois est un sorcier, dans des scènes d’un « théâtre de cruautés » relevant pour certaines de scènes de cauchemar. Les pièces sont le plus souvent construites de manière antithétique dans un combat réactualisé entre le Bien et le Mal. Pour Henri IV, le point de vue majoritaire change, les pièces offrant une image solaire de la monarchie triomphante. Cependant, ce retour de la félicité n’est pas sans risque, il est menacé par la permanence de monstres (animaux difformes, enfants siamois…) dont la représentation en fin de volume rappelle la précarité d’une paix en construction. La plupart des documents collectés sont des pièces polémiques, images, chansons, poèmes, récits, mais Pierre de L’Estoile a pris soin aussi d’incorporer des textes officiels, arrêts du parlement, ordonnances de l’hôtel de ville de Paris ou d’ailleurs, bulles pontificales, imprimés et placardés dans Paris. Cette coexistence entre la polémique et la prescription légale donne à cet assemblage une polyphonie de styles et de points de vue qui confirme l’auteur dans son rôle d’ordonnateur du récit. Pierre de L’Estoile associe les pièces, crée leur enchaînement logique et, sans l’écrire, propose ses clés de compréhension de l’histoire.

Enfin, ce texte révèle sans le dire les dangers auxquels s’est exposé Pierre de L’Estoile et le courage que sa passion pour l’histoire et la collection lui a insufflé. Suspect dans une ville opposée à ses convictions politiques, il sut louvoyer et conserver sa liberté. Sa place d’audiencier à la Chancellerie lui permit de collecter les pièces qu’il a accumulées et ses amis, souvent bien placés dans les rouages de l’État, lui furent d’une aide précieuse. Cependant la collection même de ces pièces le mit en danger. Au temps des troubles, une telle accumulation de textes pouvait le rendre suspect, et le ton satirique qu’il mit dans cet assemblage de « drolleries » l’exposait à des représailles. Une fois la paix revenue, cette collection n’en était pas moins risquée. On sait combien la paix henricienne inaugurée à partir du milieu des années 1590 s’est construite sur la figure du roi de Raison, s’affranchissant des passions religieuses au nom d’un ordre politique supérieur dont le roi seul était l’arbitre. Cette construction s’est accompagnée à la fois d’une réécriture de l’histoire en faveur d’un premier Bourbon et d’une interdiction mémorielle au nom d’une amnistie générale assimilée bien souvent à de l’amnésie. L’œuvre historique, si elle échappait au contrôle des historiographes royaux et de leurs réseaux, avait de quoi devenir suspecte car elle pouvait raviver les anciennes discordes. La collection de Pierre de L’Estoile était à la croisée de ces chemins. Soutien d’Henri IV, ami du procureur général du Parlement de Paris Pierre Pithou, L’Estoile était dans les bonnes grâces des gens influents à la fin du xvie siècle. Cependant, il n’était pas historien, encore moins historiographe, et sa collection même privée lui permettait de conserver une littérature polémique que la paix voulait détruire. Dans ce contexte, il prit des risques en conservant ces documents, en les dérobant des yeux de la puissance publique. Il sut se faire discret et préserver sa collection, il sut surtout se ménager des relations dans le milieu judiciaire. C’est peut-être grâce à ce risque calculé, à cet amour pour la collection d’imprimés et à une indéniable prudence que ce livre fut préservé et publié de nos jours dans cette belle édition.

 

Pierre-Jean Souriac

 

Pierre-Antoine Fabre, Nicolas Fornerod, Sophie Houdard et Maria-Cristina Pitassi (dir.), Lire Jean de Labadie (1610-1674). Fondation et affranchissement, Paris : Classiques Garnier, 2016, 297 p.

 

Cet ouvrage est le résultat de deux journées d’études qui se sont déroulées à Genève et à Paris en 2010 et 2011 autour de la personne de Jean de Labadie et plus particulièrement de sa production textuelle.

L’introduction présente, à partir principalement de l’ouvrage de Trevor J. Saxby, The Quest for the New Jerusalem, Jean de Labadie and the Labadists, 1610-1744 (Dordrecht, 1987) dans un premier temps les principaux jalons biographiques du personnage. Né à Bourg en Guyenne en 1610, mort à Altona en Allemagne en 1674, Jean de Labadie a été jésuite (1645-1639), puis prêtre séculier (1639-1650), avant de se convertir au protestantisme en 1650, de devenir pasteur à Montauban (1652-1657), Orange (1657-1659), Genève (1659-1666) et Middelbourg (1666-1669). Ses écrits et les relations conflictuelles qu’il peut entretenir avec des pasteurs du Refuge expliquent sa suspension et la création de sa propre Église, autour de ses disciples, qui s’installe en Allemagne à Herford puis à Altona. Labadie a retenu l’attention de nombreux historiens comme Michel de Certeau, Leszek Kolakowsky ou Daniel Vidal. Si le premier voyait en Labadie un « nomade », le second le considérait comme « un homme à la recherche permanente d’un ancrage d’un enracinement, d’une stabilité ». L’objectif des auteurs est de s’intéresser à une œuvre abondante et multiforme de Labadie, « de concevoir l’unité non pas d’une vie mais d’une œuvre dont pourraient être découverts un certain nombre de traits discursifs structurants ».

Pour étudier la production textuelle de Jean de Labadie vue « comme les éléments constituants d’une œuvre » (p. 28), Nicolas Fornerod s’intéresse tout d’abord aux vies publiées sur Jean de Labadie, autant celles dont Labadie est l’auteur (sa Déclaration de 1650 et sa Lettre de 1651), que celles de ses adversaires catholiques – Arnauld (1651), Hermant (1651), Mauduit (1662 et 1663) – ou réformés (les frères Desmarets en 1670), et de ses défenseurs (van Schurman en 1673 et Yvon en 1703). Il évoque ainsi « la production d’une mémoire labadienne », une « mémoire en perpétuelle refondation ». Parmi les étapes importantes de la vie de Jean de Labadie, un jalon qui est à la fois une « rupture fondatrice » à l’origine de nombreux écrits, c’est le départ de la Compagnie de Jésus en 1639 après quinze ans passés en son sein. Cette étape est étudiée par Pierre-Antoine Fabre. Labadie fait de ce départ « la source – la source négative, mais la source – de son salut ». Mais aussi, « Labadie devient le héros d’un antijésuitisme “de l’intérieur” dans lequel la critique de la Compagnie de Jésus devient en dernière instance un titre de gloire de l’institution », rejoignant ainsi des recherches précédentes. Cette opposition entre la Compagnie de Jésus et Labadie est au cœur de la contribution d’Isabelle Brian qui analyse, à partir principalement d’un manuscrit de la BnF, le passage de Labadie à Amiens : « le recoupement des témoignages dessine donc l’image d’un Labadie complexe, dont certaines affirmations sont de toute évidence rigoristes et même jansénistes, et dont certaines positions sur la grâce le rendent proches du calvinisme mais l’ex-jésuite se situe encore dans l’indétermination ».

À partir des différents textes de Labadie étudiés par les auteurs, plusieurs personnages apparaissent. Un mystique. Comme le souligne Patrick Goujon, « la vie mystique est chez Labadie sans commencement ». Labadie n’écrit-il pas en 1650 dans sa Déclaration, « de plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai mémoire d’avoir senti des impressions de son Esprit que mon enfance ne me permit pas de discerner quand je le reçus, mais que j’ai parfaitement connu et senti depuis, n’être et n’avoir été que le sien » (p. 45). Une pensée joachimiste et millénariste ? Jacques Le Brun s’interroge sur ce lien et conclut : « on constate plutôt un effort […] de la part d’un homme pour penser et vivre ce que la théologie n’a jamais vraiment penser, l’existence d’une institution humaine où se réaliserait le Royaume de Jésus-Christ dans le monde, avant le jugement final ». Un réformateur du pastorat. Daniela S. Camillocci étudie les conditions de réformation du pastorat et la construction d’un « corps prophétique » de « bons pasteurs » exhortant à la régénération spirituelle. Un poète. Julien Goeury s’intéresse aux liens entre le processus de « Réformation générale du christianisme » et la publication de recueils en vers français entre 1642 et 1673 : c’est une poésie avant tout théologique qui doit chercher à catéchiser et à s’adapter à un public divers, mais aussi qui constitue « le symptôme avéré d’une pratique religieuse d’intensité radicale ». Enfin, un directeur spirituel. Adelisa Malena et Xenia von Tippelskirch reviennent sur les figures des « âmes élues » que sont principalement Anna Maria van Schurman et Antoinette Bourignon.

Cet ouvrage témoigne à la fois d’un intérêt qui ne se dément pas pour ce personnage, mais surtout de la volonté d’une nouvelle approche de ses œuvres et d’une analyse renouvelée.

 

Didier Boisson

 

Meinrad Busslinger, L’apport économique et culturel des huguenots aux pays du refuge, préface de Françoise Denrole Domenicé, Maisons Laffitte : Ampelos, 2016, 197 p.

 

Il ne s’agit pas ici d’un sujet nouveau, mais d’une très bonne synthèse à partir de nombreux travaux consultés. L’auteur est un homme d’affaires international passionné par ce sujet.

Après un premier chapitre où il évoque les Réformes d’un point de vue religieux et politique, il développe, pays par pays, ce que les huguenots exilés ont apporté dans les différents États où ils se sont implantés. Leur apport a été militaire, notamment dans l’aide fournie à Guillaume III d’Angleterre. Il montre aussi le Grand Électeur incorporant avec les honneurs les officiers français dans son armée. L’apport a été aussi économique – souvent c’est l’aspect le plus cité –, avec partout la multiplication des manufactures textiles, notamment pour des tissus rares dont les huguenots détenaient les secrets de fabrication. On note aussi le développement des forges suédoises, l’essor de la culture du tabac en Brandebourg et au Danemark ; les cultures maraîchères et les vignes en Afrique du Sud, les industries papetières en Angleterre et horlogères en Allemagne… Si la majorité des exilés était fort pauvre, un certain nombre de banquiers émigrés apportèrent des fonds et modernisèrent les circuits traditionnels de transfert d’argent. Ce fut la Grande-Bretagne qui en bénéficia le plus et la création de la Banque d’Angleterre en 1694 leur doit beaucoup.

Selon le degré de développement des pays, l’apport culturel des huguenots se différencie. C’est en Grande-Bretagne et aux Provinces-Unies qu’hommes de lettres, scientifiques, théologiens, etc. furent les plus nombreux. Un certain art de vivre à la française se répandit en Europe avec la pratique de la langue française qui remplaça le latin comme langue d’étude, la cuisine, les vins, les produits et tissus de luxe, le mobilier, l’orfèvrerie… Tout cela annonce l’« Europe française au siècle des Lumières ».

Un dernier chapitre, « Retour et prospérité des huguenots au pays d’origine », met en valeur quelques destins mais ne cite pas le décret de la Constituante sur le droit au retour. Une chronologie et un index bien pratiques complètent le livre.

 

Gabrielle Cadier-Rey

 

Marilyn Garcia-Chapleau, Le Refuge huguenot du cap de Bonne-Espérance. Genèse, assimilation, héritage, Paris : Honoré Champion, collection « Vie des Huguenots » n° 74, 2016, 736 p.

 

Issu d’une thèse en civilisation des mondes anglophones soutenue en 2013 à l’université Paul Valéry (Montpellier 3), cet ouvrage apporte une contribution majeure à notre connaissance de la migration vers l’Afrique australe de réformés francophones à la fin du xviie siècle. Il s’agit d’une étude globale, qui mêle histoire, sociologie, études littéraires et analyse de la mémoire huguenote dans cet espace, finalement peu concerné numériquement par l’arrivée de Français, mais dans lequel les usages mémoriels de l’histoire rendent indispensable une connaissance sûre des sources et de leurs apports. Même si certains termes ne sont pas directement discutés en introduction de façon générale, comme l’emploi de « Refuge » et de « diaspora » (lacune toutefois comblée en partie par la préface de Bertrand Van Ruymbeke), l’auteure connaît parfaitement son sujet, ses sources et sa façon de les traiter est claire, articulée et convaincante.

La première partie de l’ouvrage est consacrée à la « genèse » de l’installation des huguenots dans la région du Cap. S’il est en effet nécessaire de présenter les conditions de l’arrivée des réformés francophones, cela amène à des digressions parfois longues et moins bien maîtrisées que le cœur du sujet stricto sensu. Les migrations vers cette partie du monde sont organisées par une compagnie commerciale monopolistique, la Vereenigde Oostindische Compagnie (VOC), et non par l’État néerlandais. Car les départs vers le Cap se font via les ports des Provinces-Unies, et souvent après de premiers errements des individus. L’établissement est avant tout une étape sur la route vers le monde insulindien. Quoi qu’il en soit, cette prise en main par la VOC a des conséquences, car c’est la Compagnie qui contrôle les colons, au point que l’on peut comparer leur sort à celui de serfs dans une certaine mesure, même si la condition de véritables esclaves est elle aussi à prendre en compte.

Après avoir prêté serment aux États généraux des Provinces-Unies et à la VOC, après avoir également apporté la preuve de leur confession de foi réformée, les huguenots voyagent et s’installent : c’est l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage. Une enquête minutieuse, bateau par bateau, est menée pour déterminer combien ils sont en 1688-1689. On aboutit à moins de 200 personnes au statut de « free burghers », ce qui est évidemment très peu rapporté au Refuge huguenot dans son ensemble et ses 150 à 180 000 individus. Ce nombre est à augmenter de celui de Français arrivés par la VOC avant et après cette séquence suivant la Révocation, mais on reste sur des échantillons assez faibles (moins de 300 personnes entre 1652 et 1700). Pourtant, cela n’empêche pas l’auteure de mener sur ceux-ci une enquête sociologique assez fine qui remet en cause certains stéréotypes ultérieurs : on voit ainsi arriver des hommes (et dans une moindre mesure des femmes) d’extraction plutôt modeste et venant d’horizons géographiques très divers.

La dernière partie, sur l’« invention du huguenot », propose une interprétation des conditions d’assimilation, aboutissant à une disparition rapide du français et des structures communautaires, en grande partie du fait de la volonté de la VOC de disperser les huguenots et de ne leur laisser aucune autonomie spécifique parmi les colons européens. Rapidement assimilés aux néerlandophones, ils deviennent donc des membres des communautés que l’on peut qualifier d’« afrikaners ». On pourra regretter un certain flou conceptuel entre « assimilation », vue comme « forcée », et « intégration », perçue comme « volontaire », alors même que les derniers travaux de Myriam Yardeni dans la première moitié des années 2010 ont montré tout l’intérêt de bien faire la part entre le processus culturel qu’est l’assimilation et le phénomène politico-économique qu’est l’intégration.

À partir de l’historiographie et de l’étude des écrits des xixe et xxe siècles, l’auteure nous emmène ensuite sur le terrain, passionnant, de ce qu’elle appelle la « captation afrikaner » de la mémoire huguenote, en réaction à l’impérialisme britannique. Elle ne fait l’impasse sur aucun historien (même les plus contestables et contestés, comme Bernard Lugan), mais avec un esprit critique remarquable qui lui permet d’aborder avec beaucoup de prudence et de sérieux l’épineuse question des rapports avec l’apartheid. Cette captation s’accompagne d’études généalogiques, ainsi que d’une recherche parfois étonnante, vue de France, des proportions de « sang huguenot » chez les Afrikaners. On voit aussi la naissance de mythes, comme celui des huguenots nobles (pourtant absents de cette partie du monde). Cette partie aborde aussi, tout aussi rigoureusement, la toponymie et l’onomastique.

Ces trois parties sont suivies d’une impressionnante série de notices biographiques des personnes concernées, ainsi que d’annexes et d’outils remarquables, dans un véritable souci d’être utile aux chercheurs voulant se lancer dans des analyses comparatistes. L’auteure montre d’ailleurs son intérêt pour la distinction entre ce qui peut être comparable avec d’autres refuges (notamment atlantiques) et les caractères plus proprement idiosyncratiques.

Voici donc un apport important, dans l’historiographie francophone, sur un aspect jusque-là trop méconnu du Refuge huguenot.

 

Julien Léonard

 

Hélène Trocmé, William & Paul, technologie, entreprenariat et religion, Angleterre, France, États-Unis au xixe siècle, préface d’André Kaspi, Maisons Laffitte : Ampelos, 2017, 256 p.

 

Voici un grand livre qui a su allier la rigueur scientifique et une sympathie personnelle pour les protagonistes, puisque l’auteur descend des deux ! En grande spécialiste de l’histoire américaine et de ses sources, Hélène Trocmé illustre concrètement ce que l’historien François Crouzet appelait, pour le xixe siècle, un triangle nord-atlantique, entre la Grande-Bretagne, à l’origine des perfectionnements technologiques, la France du Nord-Ouest et la Nouvelle-Angleterre. Étudiant la trajectoire de deux capitaines d’industrie du textile, William Carter et Paul Trocmé, elle en montre les ressemblances, mais aussi des différences, moins dues à leur caractère qu’aux circonstances historiques dont ils n’étaient pas maîtres. Les deux entreprises qu’ils avaient construites ont disparu au cours du xxe siècle, essentiellement à cause de la concurrence internationale.

William Carter, né en Angleterre, a quitté sa patrie pour s’établir aux États-Unis en 1856. Il part de rien et n’a que sa bonne formation sur des métiers manuels de tricotage. Installé à Needham, au Massachussets, il crée dans sa cuisine un petit atelier de bonneterie et se spécialise dans des niches. Ses affaires prospèrent, il construit un atelier puis une usine, mais ce n’est qu’en 1874 qu’il adopte des métiers mécaniques. Paul Trocmé, lui, est le fils d’un marchand-fabricant textile établi à Saint-Quentin. Sa famille est protestante depuis longtemps puisque c’est sans doute sur des terres familiales que s’est tenue une assemblée du Désert dont le souvenir est conservé sous le nom de « La Boîte à cailloux ». Comme William Carter, les Trocmé sont encore dans la proto-industrialisation, en marchands-fabricants, donnant à travailler dans les campagnes environnantes, jusqu’au milieu des années 1870. Paul Trocmé épouse, en 1872, une jeune fille de Reims dont la dot va contribuer à la création d’une usine pour adopter un nouveau procédé, celui de la guipure ou fausse dentelle, puis ce sera, en 1902, la fabrication du tulle. Le succès est immédiat. William et Paul, malgré leurs différences d’âge et de formation, arrivent presque en même temps au seuil de la carrière industrielle et connaissent entre 1880 et 1914 leurs belles années.

William et Paul sont deux notables, deux citoyens engagés dans leur ville et leur Église, méthodiste pour Carter et réformée pour Paul. La Grande Guerre fait diverger leurs destins. La manufacture Carter fonctionne à plein, travaillant bientôt pour l’armée américaine. Mais c’est l’inverse pour Paul Trocmé. Saint-Quentin est occupé, depuis le 26 septembre 1914, par les Allemands qui se livrent au pillage de la ville et particulièrement des usines. L’occupation est très dure pour les habitants qui manquent de tout, de nourriture comme de charbon, et qui sont soumis à mille exactions. En février 1917, la ville est évacuée. Les Trocmé se retrouvent en Belgique où ils restent jusqu’à la victoire. Revenus à Saint-Quentin, ils doivent tout reconstruire, grâce à l’argent de la réparation des dommages de guerre. Paul abandonne la gestion de son entreprise à ses fils. Mais les nouvelles conditions économiques les amènent à se réunir à d’autres industriels pour former La Cotonnière de Saint-Quentin – qui fermera définitivement en 1973. Les entreprises Carter fermeront, elles, en 2000. William est mort en juillet 1918, et Paul en mars 1941. Un océan séparait les deux hommes, mais, outre le parallélisme de leurs carrières, leur mode de vie et leur vision du capitalisme correspondent bien à l’éthique protestante telle que l’a définie Max Weber.

 

Gabrielle Cadier-Rey

 

Jacques Kaltenbach, Dans le cercle de fer. Journal du pasteur Kaltenbach dans Saint- Quentin occupé (1914-1917). Présenté et annoté par Jean-Paul Lesimple et Jean-Marie Wiscart, Carrières-sous-Poissy : Éditions la Cause, [2016], 307 p.

 

Voici un livre très attachant. D’abord par la personnalité de Jacques Kaltenbach, par sa sincérité, son courage et sa foi, mais aussi parce que, plus d’un siècle après ces événements, l’ouvrage nous plonge concrètement (à travers l’exemple de Saint-Quentin) dans les souffrances que connurent les habitants des dix départements du nord de la France que les Allemands ont occupés pendant plus de quatre ans, souffrances dont le souvenir explique l’exode de 1940.

Jacques Kaltenbach est né le 25 décembre 1881, dernier des neuf enfants de Gustave Kaltenbach, venu, en 1848, comme tant d’Allemands, s’installer à Paris. Sa famille est luthérienne, mais Jacques et sa sœur Elisabeth, entraînés par leurs cousins, suivent le catéchisme du pasteur Sautter au temple du Saint-Esprit, enseignement réformé qui les marquera à jamais. En 1898, Jacques reçoit le premier prix d’allemand au Concours général. C’est à Édimbourg et à Boston qu’il complète la formation théologique initiale reçue à Montauban. Il est donc parfaitement trilingue. À Montauban, il se lie d’amitié avec Freddy Durrleman qui épousera sa sœur Élisabeth. Il est très tôt marqué par le mouvement revivaliste et l’expérience du christianisme social. En 1906, sa rencontre avec le pasteur Henri Nick est déterminante et Jacques va l’assister dans son œuvre d’évangélisation à Fives-Lille pendant cinq ans. En 1910, il épouse une jeune fille de Nîmes, Madeleine Olombelle, qui, pour des raisons de santé, est absente de Saint-Quentin quand les Allemands y entrent le 28 août 1914. Pendant plus de trois ans ils vivent séparés, n’arrivant que très difficilement et par différentes astuces, à échanger quelques lettres, les communications étant coupées avec la France qu’il appelle « libre ». C’est donc pour elle, sa « chérie », qu’il va tenir son journal, de manière qu’elle sache ce qu’il a vécu.

Saint-Quentin, en 1914, compte environ 50 000 habitants. C’est une cité industrielle active dont 90 % de la population appartiennent au monde ouvrier et mènent une vie souvent précaire que l’occupation allemande va aggraver. Dès le 7 octobre 1914, le Comité de Bienfaisance de dames a « dû accorder une multitude de secours à des familles qui d’habitude peuvent se tirer d’affaire toutes seules. » Les protestants sont autour de 2 500. L’implantation protestante est ancienne, revivifiée au xixe siècle par la présence de plusieurs manufacturiers protestants du textile (comme la famille Trocmé) et la création de nombreuses œuvres. Saint-Quentin compte normalement deux pasteurs, mais J. Kaltenbach se retrouve seul en août 1914 (son collègue ayant été mobilisé), heureusement aidé par Noël Christol, fils du missionnaire du Lesotho, et par quelques laïcs.

La ville connaît des difficultés grandissantes à mesure que l’occupation se fait plus dure. D’abord, ce sont les pénuries, de nourriture et de charbon. Les alliés, notamment la marine britannique, font le blocus de l’Allemagne. Or avant la guerre, ce pays importait environ le quart de sa nourriture. Mal nourris, les Allemands vont évidemment répercuter leurs difficultés sur les régions qu’ils occupent, s’efforçant d’en tirer le maximum ; il en est de même pour les matières premières. L’occupant réquisitionne tout ce qu’il peut dans les usines, puis chez les particuliers qui doivent livrer tous leurs objets en cuivre, dont leurs lits, puis leurs matelas de laine… Le charbon manque alors que le froid est intense. À ces pénuries en tous genres s’ajoute le régime de terreur qui s’abat sur la ville ; déroger au couvre-feu peut conduire à être condamné à mort, tout comme avoir hébergé un soldat français ou britannique. On voit le pasteur Kaltenbach assister un soldat anglais qui va être fusillé. Des otages sont emmenés ; des jeunes gens sont réquisitionnés pour travailler sur l’arrière des lignes allemandes. Les amendes pleuvent sur la ville …

C’est dans ce contexte que J. Kaltenbach conduit son action pastorale, avec ses aspects habituels et exceptionnels. La guerre a amené à Saint-Quentin comme dans tous les pays en guerre, un renouveau du sentiment religieux. Le pasteur se réjouit de voir augmenter le nombre de participants au culte. « Il avait même fallu ajouter des chaises dans le fond. » Il s’occupe particulièrement des jeunes, relançant les Unions chrétiennes de garçons et de jeunes filles. Pour répondre aux besoins religieux de ses paroissiens, il organise des réunions de prière, chaque jeudi et, pour lui, voir l’affluence s’accroître est le signe de l’« enrichissement spirituel » des participants. Kaltenbach a aussi affaire aux Allemands, soit auprès des autorités en intervenant pour essayer d’adoucir le sort de certains de ses paroissiens ; soit auprès des pasteurs. En général, il parle en français, mais sa maîtrise de l’allemand peut être une aide. Dans l’ensemble, il a de bons rapports avec les pasteurs allemands, surtout le pasteur Meyer. Un autre apsteur, un jour, lui emprunte même sa robe pour présider un service funèbre. C’est quelquefois par l’intermédiaire d’un pasteur allemand qu’il peut faire parvenir une lettre à sa femme. Le journal renseigne aussi sur la teneur de la prédication d’un pasteur dans des temps si troublés, sa recherche de textes significatifs. Kaltenbach constate que, dans ces circonstances si graves, certains textes de l’Ancien Testament prennent un sens nouveau. « Jamais les Psaumes ne me sont apparus comme aussi actuels et aussi bienfaisants qu’en ces temps de guerre. » Il assume aussi un rôle chargé auprès des blessés qui arrivent dans la ville par centaines, français et anglais, et aussi allemands. « J’ai des centaines de blessés à voir et il faut que je leur parle dans des moments particulièrement tragiques, en une langue qui n’est pas la mienne. » Il cherche à leur apporter le secours d’un texte de la Bible.

Au début de 1917, les Allemands donnent l’ordre d’évacuation de la région qu’ils vont transformer en désert après avoir pillé chaque maison. 120 000 personnes sont concernées, qui ne savent où elles devront aller ni ce qu’elles doivent ou peuvent emporter. Kaltenbach lui-même devra obtenir une autorisation spéciale d’un officier allemand pour avoir le droit d’emporter sa Bible. Ce sont des paroissiens désemparés, réunis au culte du 4 mars, avec qui il médite sur la prière de Gethsémané. Lui-même part le 16 mars. Avant d’être déporté en Belgique, il cache dans un coin de sa cave la première partie de son journal qu’il aura la chance de retrouver à la fin de 1918. En Belgique, il se retrouve dans la région de Charleroi, et accepte de desservir la paroisse de Marcinelle alors sans pasteur. Toujours soutenu par sa foi en la sollicitude de Dieu, il constate qu’en « aucun autre endroit, nous ne pouvions être mieux accueillis et en même temps plus utiles » ; néanmoins la pénurie alimentaire l’amène à ramasser force pissenlits ! Finalement, au mois d’octobre, grâce à un concours d’aides amicales, il obtient pour raison de santé la possibilité de regagner la France via la Suisse. Il retrouve sa femme à Marseille après plusieurs jours de voyage, le 7 octobre 1917. Là, en publiant le journal paroissial de Saint-Quentin, il cherche à maintenir un lien entre ses paroissiens éparpillés. En 1918, il s’occupe de deux ambulances, et en octobre 1919 il devient pasteur à Marseille. Sa sympathie pour les réfugiés se marque par l’intérêt qu’il porte aux Arméniens dans les années Vingt puis, pendant l’autre guerre, aux juifs qu’il convoyait vers Mens. Il n’avait pas oublié sa douloureuse expérience de Saint-Quentin.

 

Gabrielle Cadier-Rey

 

Samuel Bourguet, L’aube sanglante. Un artilleur visionnaire dans les tranchées. Préface de Marie-Noëlle Bourguet. Ampelos, 2017, 177 pages.

 

En 1917, la veuve de Samuel Bourguet fait paraître sous le titre « Aube sanglante », la correspondance qu’elle a reçue de son mari colonel tué en Champagne le 25 septembre 1915. Norton Cru a reconnu que le témoignage qu’offraient ces lettres attestait d’une vraie expérience personnelle du front et d’une conception défensive de la guerre proche de « l’esprit poilu ». Mais en même temps, il déplorait la censure qui avait amputé ce témoignage. Aujourd’hui, la petite-fille de Samuel Bourguet, professeur d’histoire des universités, veut, par cette nouvelle édition, à la fois restaurer le texte entier et expliquer ce que fut, pour la hiérarchie militaire, ce que Norton Cru a qualifié de « crime impardonnable d’hérésie » aux yeux de la hiérarchie militaire. Cependant, les trente dernières pages sont des hommages à ses idées et à son action.

Samuel Bourguet, fils de pasteur, naît en 1864 à Berlats, dans les monts de Lacaune. Son père meurt l’année suivante et sa mère rejoint ses parents à la campagne où il passe toute son enfance. Interne boursier au lycée de Montauban puis à l’École polytechnique, il choisit à sa sortie la voie militaire et, plus particulièrement l’artillerie. De garnison en garnison, il connaît une lente succession de promotions. Sa raideur de caractère et les exigences de sa conscience d’officier républicain le rendent souvent inadapté à la sociabilité militaire. Cela va encore se compliquer quand il tombe amoureux d’une jeune fille catholique d’origine polonaise, juste sortie de l’École normale supérieure de Sèvres, mais qui ne peut fournir la dot exigée de la future femme d’officier supérieur, soit 24 000 francs, donnant une rente annuelle de 1 200 francs. Les deux familles s’opposent à ce mariage. Mais Samuel Bourguet fait deux emprunts et passe outre à toutes les oppositions. Le mariage a lieu à Paris, au temple de Pentemont, en 1891, les enfants devant être élevés dans le protestantisme, chaque époux restant fidèle à sa confession. Si déjà la religion est un défi à vivre, combien l’est autant le manque d’argent du ménage pour arriver à « tenir son rang », puisqu’une femme d’officier ne peut travailler. Les problèmes d’argent sont souvent très présents dans la correspondance. Samuel aurait dû « avancer » plus vite, mais sa carrière a été bloquée. La raison est à chercher, outre son caractère, dans l’Affaire Dreyfus. Pendant qu’il est à l’École de Guerre (1899-1901), il refuse de s’associer à des propos antisémites. Cela le poursuivra dans son dossier personnel, et il n’a pas eu la carrière qu’il espérait. Un autre trait marque sa personnalité, son intérêt pour la théorie et la tactique militaires. Après l’École de Guerre, il publie plusieurs articles et brochures dans les revues militaires. Sa position est originale ; alors que la doctrine française est l’offensive, la guerre de mouvement, lui insiste sur la fonction défensive de l’artillerie, et sa subordination à l’infanterie dans la conduite des opérations. Ces idées ont intéressé, en Allemagne, le général Rohne.
En 1913, Samuel Bourguet est envoyé au Pérou pour faire partie de la Mission militaire. Il dirige l’École supérieure de Guerre. Sa famille le rejoint un an plus tard, mais bientôt, la déclaration de guerre les ramène tous en France. Après quelques passages dans des dépôts d’artillerie, Samuel Bourguet rejoint le front, en mars 1915, et demande à être versé dans l’infanterie. Le 25 septembre, à la tête de son régiment, drapeau déployé, il est tué. La veille, son fils Paul, chasseur d’Afrique, avait pu venir le rencontrer.

Cette correspondance, restituée ici dans son intégralité et annotée, montre l’intérêt concret qu’il porte à ses soldats par son souci de leur hygiène, la lutte contre l’alcoolisme et l’amélioration de la nourriture, qui doit être la même pour les officiers et leurs hommes. Il n’hésite pas, non plus, à monter en première ligne et il constate : « Quel réconfort pour ces braves gens ! Ils n’en voient pas assez auprès d’eux des artilleurs galonnés… » Il développe, autant qu’il le peut, les constructions défensives, renforce les tranchées et les abris, en liaison avec l’artillerie de première ligne, et quelquefois il a la satisfaction de voir ses idées reprises. Néanmoins, la doctrine de l’état-major reste la guerre de mouvement, l’attaque, et c’est ainsi qu’il trouve la mort.

 

Gabrielle Cadier-Rey

 

 

Vient de paraître

 

Pierre-Olivier Léchot, La Réforme (1517-1564), Paris : PUF (coll. « Que-sais-je ? »), 2017, 128 p.

 

Cette nouvelle édition du numéro de la prestigieuse collection Que sais-je ? consacré à la Réforme protestante remplace l’ancien titre rédigé par Richard Stauffer voici maintenant près de cinquante ans. Depuis lors, en effet, l’approche des « chambardements » religieux du xvisiècle s’est enrichie de nombreux travaux qui mettent en évidence certains aspects jusqu’alors laissés de côté par les historiens. Le présent ouvrage tente ainsi de situer la Réforme du xvisiècle dans sa continuité avec le Moyen Âge tardif, tant du point de vue théologique que culturel. La Réforme n’apparaît plus, dès lors, comme une « révolution », mais comme une période de transition et de profonde transformation de la théologie et de la culture religieuse occidentales qui ne trouvera son aboutissement que plusieurs siècles plus tard – avec les Lumières notamment. En outre, l’ouvrage tente de souligner la dimension « plurielle » de la Réforme en accordant une attention particulière aux points de désaccord entre les Réformes allemande, suisse, française et anglaise. Il confère enfin une place plus conséquente à la Réforme dite « radicale », encore trop souvent considérée comme un épiphénomène au sein du mouvement réformateur. La thèse que l’on entend ainsi défendre est que la Réforme, en se fondant dans son opposition à Rome sur la seule autorité de l’Écriture et sur une vision théologique concentrée sur la foi personnelle, était porteuse d’une logique de pluralité qui aboutira à l’échec du projet de réforme d’une chrétienté occidentale encore unifiée au début du siècle. Ce faisant, c’est toute la question des rapports entre Réforme protestante et modernité qui se trouve rouverte. Si ce thème dépasse, et de loin, le format du présent ouvrage, on trouvera toutefois en conclusion quelques éléments prospectifs de réflexion à ce sujet.

Pierre-Olivier Léchot

 

Céline Borello, Prêcher la république en chaire protestante (xviiie xixe siècles), préface de Patrick Cabanel, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2017, 328 p.

 

Loin d’être un discours seulement religieux, le sermon permet aux pasteurs de délivrer un message sur la res publica, c’est-à-dire l’intérêt général, les fondements et principes de l’organisation de l’État, la souveraineté et enfin le bien public. C’est sous l’angle socio-politique que les discours de chaire luthériens et réformés francophones (France et Églises du Refuge) sont ici appréhendés, pour étudier en quoi et comment ils servent de support de diffusion d’une culture politique républicaine, du milieu du xviiie siècle jusqu’à la décennie 1840-1850.

Cet essai examine tout d’abord la place de la prédication dans les protestantismes et cerne les moyens dont disposent les pasteurs pour acquérir l’éloquence nécessaire à cette prise de parole, dans la clandestinité du Désert comme dans la légitimité acquise avec la Révolution française et confirmée par l’Empire napoléonien. L’enquête interroge également les principes républicains présents en chaire en s’intéressant à leurs fondements scripturaires, philosophiques et historiques. Si le discours de soumission aux autorités semble prépondérant dans la prise de parole sur la chose publique, les sermons ne manquent pas de révéler également des choix et revendications socio-politiques importants.

Le sermon se veut être un texte pédagogique dont un des buts est de produire des effets dans la vie quotidienne des croyants. Il est question, en chaire, de provoquer chez l’auditeur des comportements conformes aux principes de la res publica. Le dernier volet du livre vise donc à exposer ce qui est espéré du fidèle protestant en tant qu’acteur social et non plus simple croyant – même s’il reste difficile de les dissocier. Il s’agit, de fait, d’analyser les pratiques « républicaines » portées par les paroles des prédicateurs protestants que ce soit des actions en vue du bien public, de l’intérêt général ou dans la sphère politique. Dans cette perspective, et parce que le pasteur est aussi un sujet ou un citoyen, sont présentés certains des orateurs protestants qui ont été amenés à « prêcher » la res publica – par des voies complémentaires à leurs discours de chaire – dans la sphère socio-politique de leur temps.

Fondée sur des sources jusqu’alors peu mobilisées par les historiens du protestantisme ou du politique, cette enquête développe une double dimension, religieuse et civique, et une réflexion située dans une séquence chronologique entre siècle des Lumières et premier xixe siècle, caractérisée par l’apparition de processus de politisation de masse auxquels participent luthériens et réformés.

 

Céline Borello