Comptes rendus

Frank Lestringant, Jean de Léry, le premier ethnologue, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2023, 134 p.

 

Avec cet essai incisif et enlevé, Frank Lestringant revient à un auteur qu’il connaît bien et qu’il a fait découvrir au public le plus large : Jean de Léry (1534-1613), écrivain-voyageur au Brésil et mémorialiste du temps des guerres de Religion, est au cœur de plusieurs de ses ouvrages : Le Huguenot et le Sauvage (1990, rééd. Droz, 2004), Le Cannibale, grandeur et décadence (1994, rééd. Droz, 2016), Une sainte horreur. Le voyage en Eucharistie (1996, rééd. Droz, 2012), et bien sûr Jean de Léry ou l’invention du Sauvage (1999, rééd. Classiques Garnier, 2016). Ce nouveau petit livre n’est pas seulement une élégante synthèse des travaux précédents, il tient compte également des dernières avancées de la recherche et vient ainsi compléter le portrait de cet écrivain singulier et inclassable que fut Jean de Léry, chaussetier genevois parti à la rencontre du Brésil et de ses habitants, les Indiens Tupinamba.

Claude Lévi-Strauss saluait en Léry un précurseur et tenait son Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil (Genève, 1578) pour le véritable « bréviaire de l’ethnologue ». Tel est le clin d’œil qui donne son sens au titre du livre : venant après Thevet, ethnographe fidèle et prolifique mais confus et chaotique, Léry serait le premier à avoir écrit en véritable ethnologue, puisqu’il a non seulement consigné ses observations de terrain, mais les a encore ordonnées de façon méthodique et comparées à d’autres témoignages antiques et modernes sur des sociétés similaires. Cette qualification en forme d’hommage pourrait toutefois être nuancée : car si Léry se passionne pour l’altérité radicale de la culture Tupinamba, il ne pratique pas encore tout-à-fait la mise à distance à laquelle doit s’astreindre l’ethnologue moderne, attentif à ne pas perturber son étude par ses propres préjugés. Observateur scrupuleux des objets et des pratiques, Léry reste conditionné par sa culture européenne et chrétienne lorsqu’il s’agit d’interpréter les données recueillies. Ses observations brésiliennes, qui fournissent encore aujourd’hui un matériau inestimable aux spécialistes, prennent place dans une vision du monde profondément marquée par la rigueur calviniste, par la croyance en la prédestination et par la condamnation de la chair. Le décentrement de ce grand voyage de jeunesse lui a pourtant ouvert l’esprit d’une manière décisive sur les limites de sa propre culture. Léry salue dans le Sauvage brésilien un exemple de gaieté, de pauvreté évangélique et de solidarité collective qui ferait presque oublier la cruauté des pratiques anthropophages, au demeurant moins scandaleuses à ses yeux que les faits de violence plus barbares encore qui émaillent la chronique des guerres de Religion en Europe. Inspirant Montaigne sur ce point, Léry fait du Brésil un miroir qui dévoile à l’Europe chrétienne sa propre sauvagerie.

Après un premier chapitre consacré au tableau général des Grandes Découvertes et aux différentes expéditions françaises vers l’Amérique du Nord et du Sud, les six chapitres qui suivent retracent la vie de Jean de Léry et ses épreuves successives : voyage au Brésil (à travers tempêtes, famines et conflits internes à la petite colonie française), retour temporaire à Genève, missions en France, où Léry, devenu pasteur, part courageusement prêcher l’Évangile, au mépris des persécutions. Pour échapper aux massacres qui suivirent la Saint-Barthélemy, il se réfugie à Sancerre, où il survit à un siège éprouvant, marqué par la famine et par un cas malheureux d’anthropophagie : il en témoignera dans son premier ouvrage publié, l’Histoire mémorable du siège de Sancerre (1574). Son second livre, l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (1578), paraîtra vingt ans après le voyage, dans un nouveau contexte, sombre et tragique. La vie de Léry se confond avec le destin de son livre, qui connut plusieurs essais de rédaction avant d’être finalement terminé au beau milieu des guerres de Religion, prenant alors une résonance nostalgique : l’Eden Brésilien ressuscité par l’écriture contraste désormais avec la sauvagerie européenne. Les chapitres suivants analysent le contenu anthropologique du livre, puis ses extensions érudites et savantes, au fil de ses nombreuses rééditions. Précurseur en quelque façon du comparatisme ethnologique, Léry le voyageur complète en effet son livre en bibliothèque, en y ajoutant quantité de citations antiques et modernes qui permettent d’accréditer la description de mœurs étranges et de singularités naturelles qui pouvaient à bon droit sembler incroyables aux lecteurs de son époque. Le dernier chapitre évoque la réception ultérieure du livre de Léry, en particulier à l’époque des Lumières, lorsque les Philosophes voudront voir dans les peuples sans dieux de la forêt amazonienne la preuve empirique que le christianisme n’était pas une religion universelle.

Au fil des pages, Frank Lestringant souligne les qualités littéraires du témoignage de Léry : précision documentaire, goût de l’anecdote et du suspense, et humour omniprésent. En dépit de son petit format, son livre fait une place notable à l’illustration : gravures originales du livre de Léry, auxquelles s’ajoutent celles d’un Atlas contemporain, la Cosmographie Universelle de Guillaume Le Testu – autre voyageur et géographe protestant –, un manuscrit enluminé que Léry a sans doute pu consulter, puisqu’il figurait dans la bibliothèque des Coligny, ses patrons et mécènes. Grâce à son format très maniable, cet essai constitue une introduction idéale et très accessible au destin unique et à l’œuvre singulière de Jean de Léry, témoin décisif des deux crises majeures du xvie siècle : l’élargissement des horizons géographiques et l’irruption de la violence religieuse au cœur de l’Europe chrétienne. Sa lecture ne pourra qu’inciter à lire ou à relire l’Histoire d’un Voyage faict en la terre du Brésil, toujours disponible en livre de poche (LGF, 1994), dans une édition procurée par Frank Lestringant.

 

Alexandre Tarrête

 

Caroline Callard, Tatiana Debbagi Baranova et Nicolas Le Roux (dir.), Un tragique xvie siècle. Mélanges offerts à Denis Crouzet, Ceyzérieu : Champ Vallon, 2022. 429 p.

 

Substantiel recueil que ce volume dédié à Denis Crouzet, le plus fameux historien de la Sorbonne et le digne successeur du regretté Pierre Chaunu. L’auteur du célébrissime Guerriers de Dieu, consacré à la violence au temps des guerres de Religion, livre magistral, d’une lecture souvent éprouvante, trouve ici sa juste récompense, non pas synthèse ni bilan, mais juste foyer de nouvelles voies s’épanouissant en éventail ou en corolle comme un feu d’artifice exemplaire, toujours resurgissant[1].

Ouvert par un « envoi » de Natalie Zemon Davis, ce volume suit un découpage à la fois thématique et chronologique. Riche de cinquante-quatre contributions, il comprend sept temps ou sept livres, « Denis Crouzet, historien des imaginaires », « Humanisme et consolation », « Theatrum mundi : symboles, gestes, paroles », « L’individu dans un monde troublé », « Violence et angoisse », « Gouverner le chaos » et « Les dernières guerres de Religion ».

Présent dans chacune des sept sections de l’ouvrage, le protestantisme rebondit de livre en livre, omniprésent dans le livre III, qui s’ouvre par « le fou de Wittenberg » – titre de la contribution de Tiphaine Guillabert-Madinier –, à savoir Martin Luther (p. 123-129), puis envisage, avec Patrice Veit, « un cantique de Luther dans les controverses religieuses au xvie siècle » (p. 130-137), avant de se pencher, avec Naïma Ghermani, sur la peinture et les « figures de la résistance au pouvoir tyrannique : Judith et Lucrèce chez Cranach l’Ancien » (p. 138-144). Deux autres contributions traitent du protestantisme français : celle de Camille Grand-Dewyse, « L’image au cœur des conflits religieux : Moïse dans les émaux peints de Limoges à la Renaissance » (p. 176-183), et celle de Lucas Lehéricy, « Henri IV, roi comédien ? Pratique politique et théâtralité sous le premier Bourbon » (p. 190-196), où l’on voit le monarque faisant semblant de se réveiller pour mieux entraîner ses interlocuteurs à l’écart et les convaincre d’autant plus facilement. Les convaincre de quoi ? mais bien de la tolérance religieuse à l’égard des protestants minoritaires !

Le livre IV est intitulé « L’individu dans un monde troublé ». Il y est d’abord question de « La brève mais aventureuse carrière de pasteur de Pierre de Campaigne, dit Villeroche », exposée par Philip Benedict et Nicolas Fornerod (p. 207-217), et des « histoires que nous nous racontons sur nous-mêmes », d’après l’autobiographie manuscrite de Bérenguier Portal, agent double tout au long des guerres de Religion, commentée par Mark Greengrass (p. 226-232). « Le pasteur Pierre Du Moulin (1568-1658), infatigable voyageur sur les routes de Dieu », est suivi à la trace à travers toute la France et même à l’étranger, en Angleterre et aux Pays-Bas, par Marie-Clarté Lagrée (p. 240-246).

Surgissent dans ce siècle agité « la violence et l’angoisse », titre du livre V de ce recueil. Nathalie Szczech, à propos de la ville d’Orbe à proximité de Berne, en 1531, montre comment les violences en faveur de l’Évangile échouent à étendre la Réforme, quand bien même sous l’action militante, blasphématoire et iconoclaste de Guillaume Farel, secondé par Pierre Viret, lesquels « renversent les autels », au propre comme au figuré, et abattent les croix (p. 263-270). Pierre-Jean Souriac, retraçant le « voyage à Montauban » de Blaise de Monluc, décrit le désarmement d’une place protestante en 1565, à l’occasion du tour de France royal du jeune Charles IX et de sa mère Catherine de Médicis (p. 283-290).

Ce n’est pas tout. « Gouverner le chaos » forme le livre VI de ce Tragique xvie siècle. Éric Durot interroge « la radicalité des exilés de Marie diffusée depuis Genève », Marie étant bien sûr Marie Tudor ou Marie la Sanglante, Bloody Mary, pour le dire en deux mots (p. 316-321). À Genève où s’étaient réfugiés deux des plus véhéments réformateurs anglo-saxons, John Knox et Christopher Goodman, l’ambiguïté de Calvin, plus apparente que réelle, laissa ceux-ci publier de violents pamphlets contre Marie et surtout préparer sans retard la victoire de la Réforme écossaise. Véritable acteur de l’intégration des idées révolutionnaires puritaines, sans les faire ouvertement siennes, Calvin permit à Genève de devenir un foyer majeur du droit de résistance calviniste en direction de l’Écosse et bientôt de la France. Le « jour sainct Michel » 1567, date de la surprise de Meaux, examinée ici par Romain Doucet, s’inscrivit durablement dans les mémoires catholiques (p. 329-335). Ce fut, de la part de Condé et des protestants, qui tentèrent de s’emparer du jeune roi Charles IX, « la plus grande méchanceté du monde », au dire de Catherine de Médicis, qui eut pour réplique démesurément amplifiée, quelque cinq ans plus tard, la Saint-Barthélemy et la marée de massacres qui déferla sur la France. « Mais qui était donc Charles IX ? », se demande fort opportunément Matthieu Gellard, un roi incapable de gouverner sans doute, empêché de le faire par sa mère, poussée elle-même en avant par les guerres civiles, et disparu bien jeune, âgé tout juste de vingt-trois ans, sans avoir pu véritablement régner. « Une princesse intolérante ? », se demande et répond aussitôt Nicolas Le Roux, toujours à propos de Catherine de Médicis, présidant cette fois les États généraux de Blois, en 1576-1577. La reine mère, s’adressant en janvier 1577 à son fils Henri III, estimait que « cette tolérance est très déplaisante à Dieu », mais elle s’y résignait, n’ayant pas les moyens de faire triompher une seule religion, non plus qu’une seule cause (p. 354-361).

Le point de vue opposé est examiné par Paul-Alexis Mellet, « La parole contre le glaive : les remontrances protestantes (xvie-xviie siècles) », mais l’on regrette qu’à propos de ce terme manque la référence à Ronsard, auteur en 1563 d’une vigoureuse Remonstrance au peuple de France, naguère magnifiquement commentée par Daniel Ménager (p. 362-369)[2]. En s’arrêtant à la date de 1591, Sylvie Daubresse pose la question : « Quels moyens pour apaiser la guerre civile ? » Cette année-là, le juriste angevin Pierre Ayrault prend la plume pour s’adresser aux bastions de la Ligue, Paris, Rouen, Toulouse, Orléans, Lyon, et les inviter à composer avec le roi Henri, encore huguenot et bientôt redevenu définitivement catholique (p. 377-383).

Surgissent enfin, formant l’ultime et septième livre de ce recueil d’hommages, « Les dernières guerres de Religion ». Sous le titre de « L’impératif de la restitution aux dons pour la mission », Anne Boltanski se penche sur « nobles catholiques, capucins et protestants dans les montagnes du Languedoc » (p. 387-393). Elle montre la relative mansuétude de la papauté, en ces terres de reconquête difficile, envers des nobles enrichis aux dépens de l’Église, mais enclins parfois à résipiscence.

Dans une incisive réflexion sur « L’imaginaire comme lieu de la politique : remarques sur une lecture intempestive de l’histoire par les huguenots », Adrien Aracil montre que les anachronismes commis par Philippe Duplessis-Mornay tendent, à l’orée du xviie siècle, à ramener l’histoire à un cours illusoire et cyclique, où l’Espagne resterait le principal ennemi (p. 394-400).

Yann Lignereux s’interroge sur la possibilité d’une république de l’édit de Nantes au Canada, ou plus exactement en Acadie (p. 401-407). Les protestants s’en trouvent écartés dès avril 1627 avec la charte de fondation de la Compagnie des Cent Associés, mais certains se trouvent déjà sur place, vivant tant bien que mal avec les catholiques. Dans son Histoire de la Nouvelle-France, l’avocat Marc Lescarbot, quoique catholique lui-même, recommande tout simplement la cohabitation des adhérents des deux confessions.

La contribution de Brian Sandberg, qui envisage « La violence iconoclaste dans le sud de la France après l’édit de Nantes », argumente à juste titre sur une question longtemps sous-estimée par les historiens du protestantisme, l’iconoclasme et la profanation, dimensions ravageuses mises en relief au contraire par Olivier Christin (p. 408-414). Les conquêtes ou reconquêtes protestantes s’accompagnent souvent d’actions visant à désacraliser les espaces sacrés, à preuve le marquis de La Force profanant en 1621 une église à Caumont, utilisée comme écurie et magasin de poudre à canon. Le résultat est la destruction totale de cette église par explosion de ladite poudre avant la retraite des huguenots. La profanation des hosties, la souillure des autels, le brûlement des portes, la fonte des cloches dont on tirait l’airain des canons, l’arasement pur et simple de certains sanctuaires, autant de gestes qui rentrent dans des rituels de purification, qui se répètent dans tout le sud de la France, de Montpellier à Nîmes, à Foix et à Castres. L’auteur a tout à fait raison de dire que cet iconoclasme n’est pas réservé aux protestants. Les catholiques, de leur côté, détruisent les temples, arrachent les cadavres des cimetières et les jettent à la voirie, s’en prenant même souvent aux personnes vivantes, dans une exacerbation des violences commises entre voisins.

Enfin la Bohême militante se transporte à Paris fin août 1621, avec le passage du carme déchaux aragonais Dominique de Jésus Maria, héros de la bataille de la Montagne Blanche, qui prêche dans la capitale à deux reprises, avec force gestes et exclamations, selon Yann Rodier (p. 415-422). La violence sacrale contre les hérétiques tente de s’enraciner en France, comme est prêt à le croire le simple peuple de Paris. Inutile de dire que l’Église de France est réticente devant ces manifestations d’une ardeur religieuse d’un autre âge. Et l’auteur de conclure : « Si la résurgence des guerriers de Dieu menace, elle est disqualifiée par le pouvoir royal ».

Que dire encore d’un tel ensemble de violences éloquentes, répétitives et meurtrières tout au long d’un xvie siècle élargi jusqu’aux débuts de la guerre de Trente Ans ? Une image pourrait en être retenue : celle de l’archange saint Michel pourfendant de son glaive les anges rebelles et les chassant du Paradis, tel que l’a peint Pieter Bruegel l’Ancien. C’est l’image qui figure en couverture, mais à laquelle ne saurait se réduire la complexité de ce livre foisonnant. On peut lui préférer le tableau de Cranach l’Ancien montrant une très jeune Judith l’épée en main, la tête coupée d’Holopherne, passablement exténué, placée devant elle (p. 143).

Au total, le mérite de ce Tragique xvie siècle est de faire écho non seulement à une carrière riche de nombreux développements, tant en France qu’à l’étranger, comme le montrent ici les contributions de Barbara B. Diefendorf et Mack P. Holt, mais à une œuvre historienne majeure, toujours en plein essor. À preuve la contribution de Marie Lezowski, intitulée « Le trésor des innocents », qui prend l’exemple des Juifs et enfants catholiques dans la divination des richesses cachées (p. 197-203). C’est l’écho direct du dernier livre de Denis Crouzet, Les Enfants bourreaux au temps des guerres de Religion[3].

À propos du présent volume d’hommages, on pourrait reprendre les mots que jadis Denis Richet glissait dans l’avant-propos des Guerriers de Dieu : « Ce n’est pas un bain de sang, c’est un bain de santé intellectuelle qui vous attend[4] ».

 

Frank Lestringant

 

Colette H. Winn, Les femmes témoins de la révocation de l’édit de Nantes, Paris : Classiques Garnier, 2023, 401 p.

 

L’autrice est professeur émérite de langue et de littérature françaises à l’université Washington de Saint-Louis, aux États-Unis. Elle est une grande spécialiste de la littérature féminine des xvie et xviie siècles ; on lui doit par exemple, parmi quelques dizaines de titres, essentiellement des éditions de textes, la traduction en anglais et l’édition de The Huguenot experience of persecution and exile: three women’s stories / Charlotte Arbaleste Duplessis-Mornay, Anne de Chaufepié, and Anne Marguerite Petit Du Noyer (Toronto, 2019) ou une édition critique de Protestations et revendications féminines. Textes oubliés et inédits sur l’éducation féminine, xvie-xviie siècle (Classiques Garnier, 2022). Elle co-dirige la collection « Masculin/féminin dans l’Europe moderne » aux éditions Classiques Garnier (quatre sous-collections, des xvie au xixe siècle). C’est dans ce cadre qu’elle propose Les femmes témoins de la révocation de l’édit de Nantes. L’ouvrage est construit en deux parties : une anthologie de textes (p. 133-347), assortie d’un glossaire, d’une liste de sources imprimées, d’une bibliographie et de plusieurs index, et une forte introduction de quelque 120 pages, sous le titre « La révocation de l’édit de Nantes telle que les femmes l’ont vécue », bâtie pour l’essentiel à partir du matériau documentaire présenté dans la deuxième partie.

L’ouvrage met donc à disposition ce très riche matériau. Le chapitre « Témoignages attribués à des femmes » (p. 137-232) est fait pour une part de sources imprimées bien connues des historiens : ce sont surtout les Lettres pastorales de Pierre Jurieu, pour Jacqueline de Caumont de la Force, Marie du Bois, Marguerite de Fouquet, Marie de Sers, Mademoiselle U. de Formalagués. C’est aussi le témoignage devenu célèbre, plusieurs fois réédité de la fin du xviie siècle (y compris en partie dans les Lettres pastorales) à nos jours, celui de la Drômoise Blanche Gamond, dont de longs passages sont donnés à partir du manuscrit Court 17 D de la BGE de Genève. Et ce sont enfin des textes tirés des archives, peut-être les plus précieux pour le lecteur : Isabeau de Fourques, baronne d’Arbaud (Staatarchiv des Kantons Zürich), Judith Giton Manigault (South Carolina Historical Society), et surtout les 17 lettres envoyées à son frère aîné par Anne de Béron (vers 1661 – après 1716), prises parmi la cinquantaine qu’a adressées entre 1688 et 1716, à sa famille restée en Normandie, cette femme qui aura parcouru l’Europe du Refuge à la recherche d’un établissement et dont le destin et le témoignage occupent une place justifiée dans l’étude de Colette Winn (AD Manche, chartier de la famille Béron, 231 J). Cet ensemble de témoignages, cœur de l’ouvrage, est complété par un chapitre intitulé « Récits masculins illustrant l’exemplarité des femmes en matière de piété » (p. 233-314), dans lequel on trouve notamment, à nouveau, du Jurieu, mais aussi un extrait de l’Histoire de l’édit de Nantes d’Elie Benoist et surtout La fin heureuse de Jeanne Faïsses (BGE, Coll. Court, n° 43, ici p. 262-299), un texte qui se trouve dans le Livre de Mémoire pour l’usage de ma famille, de Pierre Faïsses, rédigé non pas par ce dernier, frère de Jeanne, mais vraisemblablement par un pasteur. Rappelons que le BSHPF avait publié jadis (en 1877 et 1878) le récit des tribulations et de la mort de cette Cévenole bien connue des historiens. Un dernier chapitre de l’anthologie, plus composite, rassemble des « Écrits divers relatifs à l’histoire des femmes au temps de la Révocation », dont des édits et déclarations contre la RPR ou un avis de Jurieu à ceux qui négligent de sauver leurs enfans, et qui les laissent instruire à la Religion Romaine. Chacun de ces documents bénéficie d’une introduction sur les conditions de sa production et de sa diffusion, et de notes sur le texte, et leur seule réunion suffirait à établir la légitimité de l’ouvrage.

Mais l’auteur a tenu à en tirer, dans sa première partie, un essai historique sur les femmes confrontées à la Révocation, pour lequel elle a eu recours à d’autres témoignages non repris dans la deuxième partie, dont les mémoires publiés de la Nîmoise Anne-Marguerite Petit, dite Madame Du Noyer, et les récits d’Anne de Chaufepié et de Suzanne Robillard de Champagné. La plupart des noms cités sont ceux de membres des élites sociales, noblesse au premier rang, mais on ne saurait s’en étonner : seules ces femmes ont eu les moyens intellectuels et sociaux de coucher par écrit leurs aventures, ou d’intéresser des pasteurs ou des notables, à commencer par Jurieu, à le faire pour elles. À au moins une exception près, celle de la bergère de la Drôme, et prophétesse, Isabeau Vincent (ici p. 302-314). Le temps de la Révocation n’était pas celui du prophétisme, avant la première explosion de 1687-1688 puis celle de 1701-1705, et les sociologies sont très différentes : la « démocratisation », et la « féminisation » de la parole protestante, si fortement mises en valeur par Daniel Vidal, relèvent d’une autre génération et d’un autre univers.

On peut lire ces 120 premières pages de deux manières, également profitables. Elles proposent une nouvelle contribution à l’histoire de la Révocation : très érudite, appuyée sur une lecture fouillée de Jurieu et Benoist, et orchestrant le bouquet de témoignages évoqué ci-dessus, pour aboutir à un récit chargé de voix, de corps, de larmes. On parlerait volontiers, comme en informatique, d’un « rafraîchissement » de cette page de l’histoire du protestantisme français. L’autre lecture, que revendique l’auteure, est plus « genrée » : qu’est-ce que la Révocation a fait aux femmes ? Le bien-fondé de la démonstration ne saute pas, parfois, aux yeux, car bien des éléments rapportés ici peuvent l’être de manière à peu près identique pour les hommes (un symbole : les premiers prisonnières, si l’on ose écrire, de la Tour de Constance, ont été des hommes ; la déportation vers les îles a visé hommes et femmes, etc.). Mais il y a bien sûr toute la part des violences sexuelles imposées aux femmes, sur lesquelles insiste spécialement Benoist.

C’est ensuite au Refuge que l’expérience des femmes se distingue le plus : évidemment pour celles, nombreuses, qui sont seules, parce que jeunes célibataires, ou veuves, ou séparées de leur mari temporairement ou durablement (si, converti ou cauteleux, il n’a pas voulu les suivre) – signalons ici une figure qui aurait pu trouver sa place dans cette étude, celle de Lucrèce de Brignac, épouse du baron de Salgas, partie seule à Genève en 1701 en  laissant son époux et ses très jeunes enfants : Olivier Poujol leur consacre une biographie croisée, Salgas. Galérien pour la foi, Ampelos, 2023. Elles sont confrontées à la question de l’argent et du déclassement, plus encore que les hommes ; et aussi à celle de la réputation, et c’est là tout autre chose. Le rêve de plusieurs est de trouver une place comme demoiselle d’honneur dans une maison noble (celui de beaucoup d’hommes est de devenir précepteur dans le même type de maison). Mais malheur à celle qui trouve asile chez un homme seul, ce qui est le cas d’Anne de Béron, qui ne cesse de supplier son frère aîné de venir financièrement à son aide et qui doit accepter l’accueil d’un cousin éloigné, Pierre Falaiseau, ambassadeur de l’Électeur de Brandebourg à Copenhague : la situation fait jaser, à commencer par les pasteurs (vivement critiqués par la jeune femme dans une page étonnante, p. 99-100)… Une solution a pu consister à entrer dans l’une des sociétés créées pour accueillir des femmes seules, mais Anne de Béron, toujours (elle est l’une des découvertes du livre), en a une piètre estime : « Vous me parlés de me mettre dans une société. Mon Dieu, mon frere, si vous saviés quel carillon se fait dans ces sociétés, et comment on y vit » (p. 98)…

Malgré une surprenante coquille (450 000 huguenots seraient passés par la Suisse entre 1680 et 1700 (p. 77) – la réalité est bien en-deçà), ce beau travail d’anthologie et d’analyse sera nécessaire à tout historien qui s’intéresse à la Révocation, au Refuge, et à l’écriture autobiographique de ces traumatismes ; il vient ici dialoguer utilement avec les études déjà classiques de Carolyn Lougee  Chappel.

 

Patrick Cabanel

 

Céline Borello et Aziza Gril-Mariotte (dir.), Imageries religieuses à l’ère industrielle. Supports, diffusion et usages (xviie-xxe siècle), Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2022, 235 p.

 

Ce livre, idéalement publié dans la belle collection « Arts et sociétés » des Presses universitaires de Rennes, est issu des travaux d’un colloque tenu à Mulhouse en 2016. Soulignons d’entrée la grande cohérence de l’ensemble, assurée également à la fin du volume par une bibliographie générale et un index, qui permettent de naviguer aisément entre des contributions qui, par bien des aspects, se font écho. Le sujet appelait de nombreuses illustrations, et chaque chapitre est généreusement appuyé par des documents en noir et blanc, en plus d’un très beau cahier central en couleur. Terminons cette brève présentation matérielle plutôt laudative par un léger regret, qui s’adresse à l’éditeur commercial et non aux directrices scientifiques : la lecture aurait assurément été plus fluide et plus pratique pour les chercheurs si les notes avaient été mises en bas de page, et non en fin de chapitre.

Si les modernistes pourront s’estimer à première vue frustrés par l’absence du xvie et la portion congrue du xviie siècle, dont on sait pourtant l’importance dans l’histoire de la diffusion des images religieuses dans le contexte des compétitions confessionnelles, ils devront bien se ranger à la justification très pertinente donnée par les directrices, et notamment dans l’introduction de Céline Borello. En effet, le centrage de l’attention sur le xviiie et surtout (c’est là le cœur de l’ouvrage) sur le xixe siècle s’explique aisément par la volonté de voir comment l’ère industrielle modifie la façon de produire, de diffuser et de percevoir les images religieuses. Cette problématique très précise permet d’embrasser un sujet pourtant très large, car les contributions portent bien sur les images religieuses au sens large, à la fois celles qui peuvent servir d’objets de dévotion et/ou de liturgie (et dans ce cas on se serait limité au monde catholique) et celles qui ont des fonctions historiques et mémorielles (y compris dans les mondes protestants donc), pouvant elles-mêmes appuyer de nouveaux modes d’évangélisation dans le contexte du xixe.

Sans pouvoir entrer dans le détail des contributions, mais en insistant peut-être sur celles qui peuvent intéresser le public de la RHP, notons que la structure même de l’ouvrage permet le dialogue entre les sujets, car elle se fait autour de trois parties thématiques, qui se recoupent parfois. Mais c’est volontaire, et ça permet de mettre la focale précisément sur un sujet, sans empêcher qu’il soit aussi traité ailleurs.

La première partie se concentre sur les façons diverses dont on peut mettre l’image au service de la foi, et les différents chapitres portent surtout sur le xixe siècle. Certains permettent, en partant de cet observatoire, de lancer des réflexions plus générales, et on lira notamment avec intérêt les réflexions d’Isabelle Saint-Martin sur la gravure comme art missionnaire, elle y montre les influences avec beaucoup de profondeur historique, mais pointe aussi des nouveautés radicales (masse de diffusion, usage de la couleur). En arrive-t-on à cette époque à une « nouvelle approche du sacré » (p. 47, Michaël Vottero) ? Le débat serait sans doute à lancer, pour savoir si le seuil quantitatif mène à une rupture et une altérité de nature.

La seconde partie est quant à elle centrée sur les supports des images. On remonte alors au xviiie siècle, par exemple avec l’imagerie des miracles de Saint-Médard, et on observe de façon fine et comparatiste comment le contexte et les objectifs des auteurs peuvent conditionner le choix de ces supports, mais aussi des stratégies commerciales et éditoriales. Dans cette dernière optique, l’exemple des Leblond, éditeurs d’estampes religieuses à Avignon aux xviiie et xixe siècles, étudié par Nastasia Gallian, est particulièrement frappant et révélateur. Mais on voit aussi ce que peuvent faire les modes : ainsi, on lit au fil des contributions pourquoi le religieux peut s’insérer dans les toiles imprimées pour l’ameublement, mais pas le papier peint.

La troisième et dernière partie est consacrée plus spécifiquement à la question de la diffusion et de la circulation des images, et là aussi le temps long est utile pour percevoir une longue transition, au cours de laquelle les réseaux traditionnels (foires, colportage) sont maintenus, mais où apparaît une véritable massification. Ces transformations permettent d’inclure alors des mondes protestants jusque-là souvent à l’écart. C’est ce que montre notamment Simone Baral sur le monde vaudois : il ne s’agit pas d’images pieuses à proprement parler, mais bien d’images religieuses à vocation mémorielle (par exemple rappeler la Réformation, les guerres de Religion, le Désert, bref les périodes « héroïques »), des images religieuses qui peuvent aussi servir de supports à une nouvelle phase d’évangélisation. Dans cette partie, notons aussi une courte étude de cas qui intéressera les lecteurs de la RHP, Daniel Travier nous y fait découvrir les estampes des assemblées du Désert produites selon diverses techniques à partir des années 1780.

De fortes convergences et des différences maintenues entre catholiques et protestants apparaissent régulièrement au fil des pages, et de façon assez heureuse en s’affranchissant des seuls enjeux théologiques sur les images, déjà connus. On sort ainsi de discours théoriques pour entrer dans une vraie histoire sociale, et même économique ; un article stimulant de Patrick Cabanel illustre parfaitement cette vision complexe. Ces études des images religieuses qui ne sont pas seulement (et même pas toujours d’abord) objets de dévotion, mais aussi des objets esthétiques, qui pénètrent la sphère domestique, sont passionnantes et on ne peut que souhaiter que cette veine historiographique soit nourrie dans les années à venir.

 

Julien Léonard

 

Catherine Poinsignon, L’Éternel y pourvoira. Adèle Casalis et Mary Cadier, femmes de missionnaires au Lesotho. (1856-1914), Éditions La Cause, 2022, 473 p.

 

L’histoire des missions n’a souvent été faite que par le haut, leur organisation, leur financement, leurs implantations et, bien sûr, leurs figures masculines. Ce livre, tout en s’appuyant sur les mêmes faits, en donne un autre visage, pas seulement parce qu’il est écrit sous une forme romancée, mais parce que suivant strictement le Journal personnel d’Adèle Casalis et la correspondance de Mary Cadier, il porte un regard féminin sur la vie quotidienne. Quand on connaît les photos et les documents, on voit combien l’autrice a été fidèle à ses sources, tout en y apportant ses propres réflexions de femme d’aujourd’hui. Au-delà du récit, c’est le rôle des femmes dans la mission qui est mis en valeur. Elles n’ont pas été seulement des épouses « soumises » et des mères de famille nombreuse (neuf enfants pour Adèle, sept pour Mary), elles collaboraient à l’œuvre de leur mari. L’histoire se déroule au Lesotho (Basoutoland depuis 1868), siège de la principale mission protestante française, où Eugène Casalis est arrivé, avec deux amis, en 1832. Tout en y évangélisant la population, il apprend la langue séchouane et fait œuvre d’ethnographe. Il devient le conseiller du roi Moshesh qui apprécie les transformations agricoles apportées à son pays, la multiplication des écoles, mais pas plus Eugène qu’Adèle ne réussiront à le convertir. Ni à faire abandonner par la population certaines coutumes « païennes », comme les danses rituelles ou la bigamie. Adolphe Mabille, époux d’Adèle Casalis, a pris la succession de son beau-père (1859) ; il est hyperactif, mais pas toujours aussi diplomate. Cependant, devant les exactions des Boers avides de conquête de terres, tous deux ont encouragé le roi Moshesh à se mettre sous la protection des Anglais. À la veille de 1914, l’œuvre comte 14 stations dirigées par des Européens et 13 autres sous la responsabilité d’évangélistes indigènes. Morija, grâce à Adolphe, est devenue une ville importante avec École normale pour former les instituteurs, École de théologie pour instruire des évangélistes, imprimerie, bibliothèque, etc… 228 écoles couvrent le pays. Les filles aînées d’Adolphe et Adèle, Flore et Aline, enseignent à l’École normale. Leur frère Louis va prendre la succession de son père, mort en 1894. Ce n’est pas une personnalité aussi clivante. Mais il doit trouver une épouse et part la chercher en France. Mary Cadier est fille de pasteur, elle a 25 ans, vit en vallée d’Aspe dans une famille très unie. Si pour Adèle, née au Lesotho et en parlant la langue, y faire sa vie est pour elle normal et heureux, qu’en est-il pour Mary ? Le dépaysement est total. À côté des joies il y a les souffrances, comme celle de se séparer pendant des années de ses enfants pour qu’ils fassent leurs études en France, il y a les maladies, les deuils, toutes les séparations. L’intérêt et le charme de ce livre c’est d’être écrit avec une sensibilité toute féminine, mettant en valeur certains faits qui passent généralement inaperçus.

 

Gabrielle Cadier-Rey

 

Alexis Jenni, Le passeport de Monsieur Nansen, Paris : Paulsen, 2022, 199 p.

 

Combien de vies eut Fridtjof Nansen ? Au moins trois ! Il est né le 10 octobre 1861, près de Christiana (aujourd’hui, Oslo), dans une Norvège qui fut danoise jusqu’en 1814, puis suédoise jusqu’en 1905. Bien qu’autonome avec son parlement, elle supportait mal sa dépendance sur le plan international. La fierté nationale en souffrait et Nansen porta haut le drapeau norvégien. Tout jeune, il révéla ses possibilités physiques – il fut champion du monde de patinage et plusieurs fois champion de Norvège de ski de fond –, mais aussi intellectuelles. S’intéressant à la zoologie, il est engagé comme conservateur du département de zoologie de l’université de Bergen où il étudie le cerveau humain et animal. Il a alors 20 ans, et 27 quand il soutient sa thèse.

Son premier exploit sportif remarquable est sa traversée du Groenland d’est en ouest, 600 km de désert de glace, avec des sommets à 3 000 m, de violents blizzards et une température dépassant parfois – 40 degrés. Sa préparation est méticuleuse. Il part avec cinq hommes, trois Norvégiens et deux Lapons, le 3 juin 1888. Découvrant l’intérieur d’un Groenland inexploré, ils arrivent quatre mois plus tard, le 3 octobre, à Godthab (aujourd’hui Nuuk, la capitale du Groenland). Le bateau pour Copenhague est déjà parti et l’expédition hiverne dans cette base. Cet exploit est salué avec enthousiasme par les Norvégiens qui y voient un acte patriotique, et par tous ceux qui se passionnent pour les terres arctiques.

À son retour en Norvège, au printemps 1889, il rencontre Eva Sars, sportive et musicienne, fille d’un pasteur zoologiste et il l’épouse. Mais une vie tranquille ne lui convient pas. « Il y a en moi du sang viking », disait-il. Et il décide d’aller découvrir le Pôle Nord. Toutes les expéditions jusque-là avaient échoué. Son idée est d’y arriver en se laissant dériver sur la banquise. Pour cela, il faut construire un bateau capable de résister à l’emprise hivernale de la glace. Il faut de l’argent. Comme il veut que son expédition soit « une manifestation de fierté nationale », il refuse l’argent suédois. Grâce à une souscription, il peut construire son navire selon ses idées. C’est le Fram (ce qui signifie « en avant » en norvégien). Il part le 24 juin 1893 avec douze hommes sélectionnés en fonction de leurs compétences. Fin septembre, le Fram est arrêté. Les hommes attendent que la dérive les porte au Pôle. Mais un hiver passe, un printemps, un été, un autre hiver, ils n’avancent pas. Alors, le 14 mars 1895, Nansen décide de gagner le Pôle à ski, avec un seul compagnon, trois traîneaux et leurs chiens, une tente, un théodolite, un sextant. Mais souvent la dérive les porte vers le sud, la banquise se rompt. Le 8 avril ils décident de battre en retraite. Ils n’ont pas gagné le Pôle, mais personne n’était monté aussi haut vers le nord (86° 15’). Leur voyage de retour est épouvantable Dans cette immensité blanche, ils ne savent où ils sont. En septembre, en prévision de l’hiver, ils construisent un abri où ils vont hiberner comme des ours. Leur nourriture ne dépend plus que des animaux qu’ils rencontrent. Ils passent l’hiver comme des morts-vivants. Le 19 mai, ils décident de repartir et ils arrivent enfin à la côte ouest le 17 juin. Le bateau de ravitaillement arrive fin juillet, le 12 août ils sont en Norvège. L’accueil est triomphal. « Il était le héros, il était la Norvège ! » Le Fram était rentré aussi en parfait état. Nansen raconta son épopée dans un livre qui connut un succès mondial, Farthest North. Il alla faire des conférences dans toute l’Europe et aux États-Unis. Puis il reprit ses recherches océanographiques.

En 1905, la Norvège devient indépendante et Nansen est nommé son ambassadeur en Grande-Bretagne. Il y reste deux ans. Quand le Norvégien Amundsen, en 1910, part à la conquête du pôle Sud, Nansen lui prête son Fram.

Effaré par la violence de la guerre industrielle qui a ravagé l’Europe, Nansen s’engage en 1919 dans la Société des Nations et va connaître une troisième vie, celle de l’humanitaire. Il s’occupe d’abord de fournir une aide alimentaire à un peuple russe exsangue. En 1920, la SDN fait appel à lui pour rapatrier des centaines de milliers de prisonniers de guerre. C’est toute une logistique à créer et il réussit. On lui demande alors de s’occuper des masses de réfugiés venant de pays qui avaient disparu avec la guerre, donc des gens sans nationalité. « L’être humain, c’est un esprit, un corps et un passeport. » C’est en juillet 1922 que le passeport Nansen est créé sous la responsabilité de la SDN. Nansen devient ainsi une sorte de « consul international » permettant à des centaines de milliers de gens devenus apatrides d’en bénéficier tels Chagall, Stravinsky, Rachmaninov…, ou comme les rescapés du génocide arménien. Il intervient encore en septembre 1922 dans l’échange tragique des Grecs d’Asie Mineure et de la minorité turque de Grèce, et il reçoit le prix Nobel de la paix. Il rentre alors en Norvège, reprend ses travaux scientifiques et il meurt le 13 mai 1930. L’Office international Nansen pour les réfugiés reçoit le prix Nobel en 1938. Le Fram a son musée à Oslo. Sur aucune des photos de Nansen dont on dispose, on ne le voit sourire. Ses yeux bleus nous fixent avec intensité. Alexis Jenni faisant de Nansen le Norvégien par excellence, il peut écrire qu’il fait le bien comme ses compatriotes qui « font le bien avec sévérité et constance car ils sont luthériens, du Nord, équanimes et inflexibles ».

Gabrielle Cadier-Rey

 

André Gide, La Symphonie pastorale, édition de Frank Lestringant, Paris : GF Flammarion, 2023.

 

Il ne s’agit pas de revenir sur un classique entre les classiques dans la littérature française du xxe siècle, mais de signaler, de la part de Frank Lestringant, la forte présentation qu’il en donne, p. 6-33. Véritable étude sur la genèse comme sur la réception du texte, et sur la figure du pasteur, qui permet à Lestringant de proposer un beau parallèle entre la simple (sic) tartuferie, catholique, sociale, et le pharisaïsme, tout protestant : « le Pharisien vit dans le retranchement et la solitude, séparé de ses proches par son élection et le commerce familier, quotidien, exclusif, avec Dieu ». Si Tartufe a la vocation du théâtre, le Pharisien a celle de l’ascétisme, et du journal intime. Informé en outre du fait que l’histoire du pasteur et de Gertrude, c’est aussi celle de Gide et du jeune Marc Allégret, le lecteur peut redécouvrir La Symphonie pastorale. Un autre spécialiste de Gide, Jean-Michel Wittmann, offre un semblable service dans la même collection et au même moment en présentant Les Caves du Vatican.

 

Patrick Cabanel

 

[1] Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, Seyssel : Champ Vallon, 1990.

[2] Daniel Ménager, Ronsard. Le Roi, le Poète et les hommes, Genève : Droz, 1979, p. 187-239 et plus particulièrement p. 234-239.

[3] Denis Crouzet, Les Enfants bourreaux au temps des guerres de Religion, Paris : Albin Michel, 2020.

[4] Denis Richet, « Avant-propos », in D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu, op. cit., p. 19.