Le Journal de la Société de la morale chrétienne (1822-1861)
Une Société philanthropique « chrétienne »
De nombreux périodiques de la BPF sont liés à des sociétés philanthropiques. C‘est le cas du Journal de la Société de la morale chrétienne, qui est l’organe officiel de la société du même nom, créée à la fin de 1821. Cette Société de la morale chrétienne, aux « origines protestantes (…) incontestables »[i], est intéressante notamment par son côté interconfessionnel, dans un contexte religieux qui n’y était guère favorable. En effet, malgré de régulières controverses opposant catholiques et protestants durant le XIXe siècle, elle réunit en son sein des chrétiens des deux bords. L’accent n’est donc pas mis sur l’importance des doctrines chrétiennes qui divisent ces différents courants du christianisme.
Comme son titre complet l’indique – « Société de la morale chrétienne, ayant pour objet l’application des préceptes du christianisme aux relations sociales » – et sa devise tirée de l’Épître de Paul aux Ephésiens, chapitre 4, verset 15, « Pratiquons la vérité dans la charité » (présente sur la première page de chaque numéro), son but n’est pas de seulement défendre les idées chrétiennes, mais de les mettre en pratique dans les réalités concrètes du monde. Cela se traduit donc par une préoccupation des réalités sociales autour desquelles les chrétiens, indépendamment de leur confession, peuvent se retrouver, et notamment autour de la question de l’extension des libertés. Elle soumet ainsi au concours certains sujets, afin de susciter réflexions et débats, mais aussi pour « révéler des talents », des plumes, des penseurs, à l’instar du théologien Alexandre Vinet, qui a remporté avec son Mémoire en faveur de la liberté des cultes le concours en 1826.
La Société s’adresse surtout aux élites cultivées. De nombreux politiques en sont membres, comme Victor de Broglie, Benjamin Constant, Alphonse de Lamartine, François de La Rochefoucauld-Liancourt, Adolphe Thiers, François Guizot, le baron Auguste de Staël-Holstein ; on compte également parmi ses membres des banquiers comme Benjamin Delessert ou Henri Lutteroth (aussi journaliste), les pasteur Jean-Jacques Goepp et le suisse Philipp Albert Stapfer, ainsi que le chanoine catholique Juan Antonio Llorente, un des seuls représentants du clergé catholique.
Les raisons du succès du Journal de la Société de la morale chrétienne…
Il s’agit pour la Société, en tant que société philanthropique, de rendre compte de ses travaux au public. Le Journal de la Société de la morale chrétienne paraît ainsi à partir de 1822, la même année que la fondation par la Société du Comité pour l’abolition de la traite des Noirs, le premier numéro de son Journal de la Société de la morale chrétienne, que l’on trouve à Paris, au bureau de la Société, ainsi que chez les libraires Treuttel et Würtz, qui ont aussi des établissements à Strasbourg et à Londres. On y explique au lecteur les objectifs de la Société, son mode de fonctionnement, mais on y justifie également les modalités d’entente entre ses membres catholiques et protestants, ce qui, dans un contexte où la liberté religieuse reste restreinte, étonne et provoque de violentes critiques de la part de journaux conservateurs comme le Mémorial catholique. La parution du Journal est continue jusqu’en 1830, dans le contexte de la Restauration (cette première série est disponible à la BPF sous la cote PER 4° / 60). Cette période est très riche pour le Journal de la Société de la morale chrétienne, qui a une grande influence dans la société, notamment à cause de son militantisme assumé et ses combats soutenus par ses figures de proue, comme le baron Auguste de Staël, ardent défenseur de l’abolitionnisme et qui, protestant convaincu, fut également président du comité spécial pour l’encouragement des écoles du dimanche (T10, 1829, p. 91). La dénonciation de l’esclavage est très présente dans le Journal de la Société et montre en particulier les liens existant entre le comité issu de la Société de la morale chrétienne et les figures du mouvements abolitionnistes britanniques, dont on promeut la littérature. On y retrouve aussi des réflexions sur d’autres thématiques politiques et sociales : la peine de mort, l’éducation, la pauvreté, les prisons, la liberté de culte – en France et ailleurs, grâce à des correspondants à l’étranger.
…et de son déclin ?
Entre 1830 et 1831, le Journal est publié mensuellement sous un nouveau nom, les Archives philanthropiques (disponible à la BPF sous la cote PER 4° / 61). Sans volonté de rompre avec l’esprit de la Société, ce changement de nom est dû en partie au changement politique établi en France avec la monarchie de Juillet, et induit une volonté d’élargir le champ de réflexion de la Société, qui ne veut pas restreindre son journal aux seuls travaux de la Société de la morale chrétienne. Les liens avec les organisations philanthropiques et les œuvres de charité se veulent accrus. Pourtant, c’est à cette période que la Société commence à décliner, ses animateurs étant peut-être plus préoccupés par leur rôle politique sous le régime orléaniste. Michèle Sacquin indique ainsi que c’est à partir de la période post-révolution de Juillet que la Société perd son caractère militant, sans pour autant être moins attaqué par ses adversaires.
À partir de 1832, le journal reprend son nom d’origine et redevient le Journal de la Société de la morale chrétienne (à la BPF, sous la cote PER 4° / 62, incomplet). Sur le plan de la lutte pour l’abolition de l’esclavage, la Société française pour l’abolition de l’esclavage créée en 1834 prend le relais dans cette lutte et concentre donc les forces des abolitionnistes aux dépens de la Société de la morale chrétienne. Interrompu brièvement en 1848, il reparaît en 1849. Il est publié de façon mensuelle puis bimestrielle (à partir de 1850).
Si certains contemporains comme Charles de Rémusat ont été jusqu’à écrire que le Journal de la Société de la morale chrétienne n’existait, après la Révolution de 1830, que « nominalement », il est tout de même important de préciser qu’il a survécu, sous une forme « atrophiée » certes, selon Lawrence C. Jennings, jusqu’en 1860-1861, date à laquelle la Société et son journal s’éteignent, après avoir marqué le paysage politique français pendant près de quarante ans.
Laëtitia Grare
[i] Sacquin Michèle, Entre Bossuet et Maurras. L’antiprotestantisme en France de 1814 à 1870, Paris, École des Chartes, 1998. Voir en particulier la sous-partie dédiée à la Société de la morale chrétienne, p. 175-183, dans le chapitre II, « Le refus d’une société pluriconfessionnelle ».
Références
Daget Serge, La répression de la traite des Noirs au XIXè siècle : l’action des croisières françaises sur les côtes occidentales de l’Afrique, 1817-1850, Paris, Éditions Karthala, 1997, 625 pages.
Kirschleger Pierre-Yves, La religion de Guizot, Genève, Labor et Fides, 1999, 269 pages.
Mayaud Jean-Luc, Société d’histoire de la Révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle (France), 1848 : Actes du colloque international du cent cinquantenaire, tenu à l’Assemblée nationale à Paris, les 23-25 février 1998, Grâne ; Paris, Créaphis, 2002, 580 pages.
Duprat Catherine, Usages et pratiques de la philanthropie : pauvreté, action sociale et lien social à Paris au cours du premier XIXe siècle, vol 1, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, 2 vol., 1996 & 1997, 1.398 p.
Jennings Lawrence C., « French anti-slavery under the Restoration : the Société de la morale chrétienne », Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 81, n°304, 3e trimestre 1994, p. 321-331, en ligne.
Sacquin Michèle, « Catholicisme intégral et morale chrétienne : un débat sous la Restauration entre le Mémorial catholique et le Journal de la Société de la Morale chrétienne », Revue historique, Presses Universitaires de France, Tome 286, Fasc. 2 (580), oct-déc 1991, pp. 337-358, en ligne sur le site Jstor.
Sur le Blog de Jean-Yves Carluer : Aux origines de l’Association biblique des dames de Paris -2, publié le 12/02/2016, L’évangile en récits populaires – 2, publié le 17/03/2017.
Sur le site Musée protestant : Les protestants et la vie politique française au XIXe siècle, La banque protestante au XIXe siècle, Le Concordat, Oeuvres, L’abolition de l’esclavage. Pour les notices de personnes : Benjamin Constant, François Guizot, Les Delessert, Germaine de Staël.