Un point sur l’édition de la Correspondance générale de La Beaumelle

Hubert Bost – Claude Lauriol et Hubert Angliviel de La Beaumelle (éd.), Correspondance générale de La Beaumelle (1726-1773), Oxford : Voltaire Foundation.

Avec la collaboration de Gilles Susong, Claude Antore †, Patrick Andrivet, Claudette Fortuny, François Pugnière et Pauline Duley-Haour.

  1. I : avril 1726 – avril 1747 (2005) ;
  2. II : avril 1747 – juillet 1749 (2006) ;
  3. III : août 1749 – février 1751 (2007) ;
  4. IV : mars 1751 – avril 1752 (2008) ;
  5. V : mai 1752 – 14 avril 1753 (2009) ;
  6. VI : 15 avril 1753 – 21 janvier 1754 (2010) ;
  7. VII : 22 janvier 1754 – 18 octobre 1754 (2011) ;
  8. VIII : 20 octobre 1754 – 30 juin 1755 (2012) ;
  9. IX : 1er juillet 1755 – fin janvier 1756 (2013) ;
  10. X : 4 février – 30 décembre 1756 (2014) ;
  11. XI : janvier – décembre 1757 (2015) ;
  12. XII : janvier 1758 – juillet 1759 (2016) ;
  13. XIII : août 1759 – février 1761 (2017).

 

 

Avec douze tomes publiés de 2005 à 1016 et le treizième qui sortira cette année, l’édition de la Correspondance générale de La Beaumelle atteint plus des deux tiers du projet. Cette vaste entreprise, qui a reçu le prix Édouard Bonnefous de l’Institut de France en 2013, mérite l’attention des dix-huitiémistes et des historiens du protestantisme. Aussi, bien que les premiers volumes (t. I-V) aient fait l’objet d’un remarquable compte rendu de Luc Daireaux dans le BSHPF (2010), p. 630-634, il nous semble utile et opportun d’en rappeler la teneur avant de présenter le contenu des suivants.

La « correspondance générale » comprend :

– les lettres de La Beaumelle ainsi que les lettres à lui adressées, publiées dans leur intégralité ; ces lettres sont parfois publiées à partir de brouillons ou de minutes ;

– les lettres fictives de La Beaumelle, les préfaces et dédicaces, imprimées ou non, si elles ont une date précise ;

– les lettres entre tiers dont ne sont publiés que les passages relatifs à La Beaumelle, ainsi que parfois des extraits apportant des informations utiles.

Toutes ces lettres sont publiées dans l’ordre chronologique et munies d’une riche annotation. Le numéro de référence de chaque lettre est précédé des initiales LB. Les douze premiers tomes comprennent près de 3 550 lettres ou extraits de lettres.

À la fin de chaque volume sont publiés de nombreuses sources documentaires inédites ou imprimées (près de 300 références dans les douze tomes parus). Ces documents de nature et de taille très variées donnent l’arrière-fond historique de la correspondance et en prolongent l’annotation. Il s’agit de textes de La Beaumelle tant manuscrits que publiés, d’extraits de périodiques le concernant ou relatifs à ses ouvrages, de préfaces, d’extraits de livres de raison et de journaux personnels ; d’actes de baptême, mariage ou sépulture et de certificats de catholicité ; de passeports, brevets, fiches de police et d’extraits du Journal de d’Hémery ; de dossiers concernant les affaires dans lesquelles La Beaumelle se trouve impliqué (baron Korff en 1750, université de Copenhague et démission de la chaire en 1751, Coquius en 1752, incarcérations à la Bastille en 1753 et 1756-1757, contentieux avec des imprimeurs libraires en Hollande et en France, échos des conflits avec Voltaire, Jeanne Pieyre en 1759, Capitouls de Toulouse en 1760…) ; d’articles, factums, suppliques ou requêtes en faveur des protestants français ; de billets de souscription et prospectus d’édition, listes de souscripteurs et de libraires, états de distribution des exemplaires, procès verbaux de perquisition et de saisie ; de documents comptables (comptes, factures, reçus, quittances, lettres de change, connaissements, traités et contrats). On y trouve aussi des documents constituant des sources inédites d’histoire locale, notamment autour de la fondation du collège d’Alès. Les numéros de référence de ces documents, précédés des initiales LBD, renvoient tantôt à une source unique, tantôt à une série de documents présentés sous forme de dossier. Dans cette rubrique, l’ordre chronologique n’est pas le seul critère de présentation.

Une quantité significative des lettres et des documents réunis ont été transcrits d’après les sources conservées dans des bibliothèques ou des fonds d’archives étrangers : Angleterre, Danemark, Allemagne, Belgique, Suisse (Genève, Lausanne, Bâle), Pays-Bas (Arnhem, Amsterdam), États-Unis (Princeton), des Archives nationales, des archives départementales du Gard, de l’Hérault, de la Haute-Garonne, de bibliothèques municipales ou universitaires (Alès, Montpellier, Nîmes, Saint-Malo, Toulouse, Uzès, Valleraugue, Versailles, etc.), de la Bibliothèque de la Faculté de théologie protestante de Montpellier, de la Bibliothèque nordique (Paris), de la Bibliothèque de l’Arsenal, de la Bibliothèque historique de la ville de Paris, de la Bibliothèque nationale de France et bien sûr de la Bibliothèque du protestantisme français. Cependant, le fonds essentiel de cette édition est constitué par les archives de la famille Angliviel de La Beaumelle, dont les cotes, indiquées après chaque document, sont précédées des initiales ALB.

Tous les tomes sont illustrés de fac-similés de lettres de ou à La Beaumelle, de gravures du temps, de plans de villes, de portraits des correspondants ou de personnages importants qui y sont mentionnés. À la fin de chaque volume figurent un index des noms de personnes ou de lieux et des titres d’ouvrage ainsi qu’une liste des lettres connues ou attestées. Les références bibliographiques sont précisées dans les notes de chaque tome.

 

Le tome I de la Correspondance générale (avril 1726 – avril 1747 : lettres LB 1 à LB 376) couvre les années de formation de La Beaumelle (1726-1773), d’abord élève du collège de l’Enfance de Jésus à Alès, puis apprenti chez un cousin marchand à Lyon, ensuite insatiable dévoreur de livres dans la maison paternelle à Valleraugue, enfin étudiant à l’Académie de Genève. La Beaumelle a sept et huit ans lorsque s’échange la correspondance préparant son entrée au collège, treize ans lorsqu’il écrit sa première lettre qui ait été conservée. À quelques unités près, ce volume contient les lettres rédigées ou reçues par La Beaumelle avant qu’il ait vingt et un ans. Il permet de suivre pas à pas dès l’adolescence, sans recourir aux aléas de la mémoire dans une évocation rétrospective, l’évolution d’un jeune Cévenol surdoué dans un milieu social et religieux très spécifique.

Pour donner vie à cet environnement culturel, ont été extraits de l’abondante correspondance qu’échangent parallèlement Angliviel père et Jean Angliviel, le frère aîné, ainsi que quelques parents ou amis, tous les passages qui ont trait à La Beaumelle. À travers les mêmes recommandations et les mêmes reproches adressés à ses deux fils se précisent la figure du père, l’atmosphère de la maison familiale où une marâtre prend la place de la mère très tôt décédée, les mentalités d’un village cévenol, les valeurs attachées à l’économie, à la rigueur, au travail, à l’instruction (Jean poursuit de son côté ses études de droit à Nîmes puis à Toulouse), les contraintes qui pèsent sur les huguenots. Dans cette intention quelques passages ont été transcrits qui ne concernent pas immédiatement La Beaumelle, mais qui évoquent l’atmosphère dans laquelle il vit, ou qui concernent des affaires auxquelles il s’intéressera plus tard et des personnes qu’il fréquentera.

Pour la commodité des lecteurs, et malgré l’anachronisme, on recourt au nom de La Beaumelle dès la première lettre de celui qui ne signe alors que de son prénom Laurent ou de son patronyme Angliviel. Il n’adopte ce nom, en usage chez certains membres de sa famille maternelle, qu’à son arrivée à Genève en septembre 1745, pour tenter de cacher sa véritable identité et d’écarter les sanctions qui pourraient frapper son père s’il était convaincu d’avoir laissé partir son fils dans la cité de Calvin malgré les édits. Il est intéressant de suivre par les signatures et les adresses les noms par lesquels La Beaumelle, selon les lieux ou les moments, se nomme ou se fait nommer.

Dès son enfance ou au moins dès son adolescence, ses proches, camarades ou parents, sont frappés par la vigueur et la précocité de son intelligence. La conviction qui s’impose très tôt à son père et à son frère que Laurent a du génie est à l’origine de la conservation de ses lettres. Ses maîtres du collège d’Alès s’efforceront d’amener un si brillant sujet vers une carrière ecclésiastique. Les professeurs de l’Académie de Genève sont frappés à leur tour par ses dons exceptionnels. À Alès il acquiert les connaissances nécessaires à son adhésion au catholicisme, et aussi une solide formation humaniste et une maîtrise parfaite du latin. Il s’exprime dans cette langue avec une égale aisance en prose comme en vers, et les emprunts qu’il fait à des auteurs de toutes les époques et de tous les genres relèvent davantage de la réminiscence et de la réappropriation que de l’usage quelque peu artificiel de la citation. À Genève il découvre un monde nouveau que ni l’enseignement traditionnel reçu à Alès ni la formation en théologie calviniste, en philosophie et en histoire qu’il s’est donnée lui-même en autodidacte à Valleraugue ne lui avait permis d’entrevoir : la théorie du droit naturel de Burlamaqui, la pensée de Spinoza perçue notamment à travers les réfutations que publient ses maîtres de l’Université et leurs élèves, et une manière spécifique d’aborder la question de la tolérance civile des protestants. Autant de révélations qui le préparent à intervenir avec une originalité qui étonnera dans les grands débats qui agitent l’Europe, telle la querelle de L’Esprit des lois où il se montrera un disciple admiratif et critique de Montesquieu.

La correspondance de La Beaumelle constitue l’un des théâtres sur lequel s’exerce sa séduction. Il s’y montre attentif à s’illustrer dans un genre littéraire que les grands épistoliers ont consacré. Ses lettres à son père constituent autant de preuves de ses progrès et d’invites à prendre à témoin de sa maîtrise les parents et amis de Valleraugue. Ce jeu est particulièrement visible dans les échanges avec son frère. Lieux communs épistolaires, recommandations de discrétion et de secret, défis, critiques, encouragements et approbations y tiennent une large place. Le travail patient dont les lettres sont l’objet est manifeste dans les longs brouillons soigneusement élaborés par Jean, qui a moins de facilités que son frère. Le vouvoiement auquel tous deux ont recours dès le début de leur correspondance, alors qu’ils tutoient leurs camarades, ressortit probablement à ce statut. La lecture des lettres de La Beaumelle dans le cercle restreint des relations familiales fait honneur à leur jeune auteur. Dès son plus jeune âge La Beaumelle partage avec son frère la passion de la littérature. On peut suivre dans sa correspondance l’actualité littéraire, le plus souvent par l’intermédiaire de Jean, plus à même de la connaître à Nîmes et mieux encore à Toulouse que son frère, reclus dans le collège d’Alès ou dans la maison paternelle à Valleraugue. On y voit un jeune homme désireux de former son goût et son style par la lecture des grands auteurs, si tendu vers un idéal de perfection qu’il n’hésite pas à soumettre à une critique minutieuse les poèmes de ses contemporains les plus illustres, J.-B. Rousseau, Voltaire ou Marmontel. Les premiers essais de La Beaumelle qui sont publiés sont des articles de journaux, et ses œuvres en prose le feront accéder plus tard à la notoriété. Mais sa sensibilité littéraire le pousse vers la poésie : ses tout premiers écrits restés manuscrits sont des poèmes, son ode « Sur la paix de Dresde » publiée à Genève constitue son premier vrai succès. On suivra ultérieurement l’importance de ses talents de poète dans le déroulement de sa carrière.

La littérature finira par l’emporter sur cette autre grande préoccupation que La Beaumelle partage avec ses contemporains, la question religieuse, mais sans l’effacer. Né dans un village des Cévennes marqué par les affrontements religieux, fils d’un père « nouveau converti » et d’une mère catholique dont l’influence sera relayée par la belle-famille, il connaît successivement le catholicisme, le déisme, le calvinisme exalté, avant de trouver à Genève une atmosphère religieuse plus apaisée, qui d’abord le désoriente. Ces hésitations, conséquences des éducations successives qu’il a reçues, attestent la vivacité de sa sensibilité religieuse qui se manifeste par l’ardeur toujours renouvelée qu’il met à vivre sa foi et à défendre ses nouvelles convictions. Il subit une forte pression au collège fondé précisément dans cette intention et, même s’il s’en écarte bientôt, le catholicisme militant qu’il y embrasse contribue grandement à sa formation. La discipline y est rigoureuse, l’atmosphère pesante, la méfiance y autorise une forme de séquestration. Pour éviter les mauvaises influences, hors les promenades bien encadrées, les pensionnaires n’ont pas le droit d’en sortir, même pendant les vacances. La Beaumelle passe huit années dans le collège sans jamais retourner à Valleraugue, trois années sans revoir son frère, se contentant de visites paternelles espacées. La Beaumelle reprochera à son père de l’avoir jeté dans les bras de l’Église romaine. Il lui sera aussi reconnaissant d’avoir consenti de gros efforts pour lui faire acquérir de l’instruction, et il n’y a pas d’autre établissement à l’époque qu’un collège catholique. Les motivations du père font question. Il est persuadé de l’utilité d’une bonne instruction, et souhaite à La Beaumelle comme à Jean une carrière dans les affaires. « Nouveau converti » que sa position sociale met en relation avec les puissances, il donne des gages à l’Église sans qu’elle soit jamais dupe de ses vrais sentiments. Est-il si persuadé de la force du calvinisme pour ne pas redouter à terme l’influence des prêtres ? Il semble bien appuyer les démarches de la sœur aînée de sa femme, religieuse au couvent du Verbe incarné d’Anduze. On saisit l’importance de cette lettre de cachet qui n’a pu être retrouvée, qui l’aurait contraint à envoyer son fils au collège, réalité ou légende familiale ultérieure fixant l’image du vieil huguenot obstiné dans sa foi, et oublieuse de la complexité des situations familiales et sociales de ces temps troublés. En tout cas c’est l’obstination de La Beaumelle qui arrache à son père l’autorisation de partir à Genève où l’attend la carrière de tout jeune intellectuel huguenot, le préceptorat.

Telle qu’elle se manifestera par la suite avec l’éclat que l’on sait, la personnalité de La Beaumelle est déjà reconnaissable. Volonté constante de réussir et de s’élever, étonnante puissance de travail, diversité et abondance des connaissances, goût de la critique et de la polémique, dialectique imperturbable, alternance de moments d’exaltation et de dénigrement : les qualités et les défauts qui feront ses succès et ses échecs sont déjà réunis. Ses lettres de jeunesse, par leur écriture et leur contenu, révèlent une intelligence et une maturité qui relèguent à l’arrière-plan une certaine instabilité, bien naturelle chez un jeune homme aussi doué lancé dans un monde difficile à vivre, avec ses tensions, ses doubles jeux et sa part de clandestinité.

L’originalité de ces lettres suscite des difficultés d’annotation particulières. S’imposait l’obligation d’identifier les divers membres de la famille Angliviel, oncles, tantes, cousins, ainsi que les habitants de Valleraugue, amis, camarades ou relations. La meilleure connaissance possible de ce terreau sur lequel La Beaumelle a grandi est d’un grand intérêt. Mais ces personnages sont souvent obscurs, ils n’ont laissé de traces que dans les registres d’état civil – quand ceux-ci n’ont pas disparu –, ils portent communément le même patronyme, et la coutume du temps qui donne au fils aîné le prénom du père ou l’usage de sobriquets ajoute une difficulté supplémentaire. Les études imprimées auxquelles on peut se référer se sont révélées insuffisantes et souvent muettes. Aussi a-t-il été nécessaire d’avoir recours aux documents généalogiques restés manuscrits conservés par la famille et aux Archives municipales de Valleraugue.

Des archives de l’évêché d’Alès, malheureusement disparues, il n’a pas été possible de tirer les renseignements qui auraient permis de se familiariser avec les religieuses du couvent du Verbe incarné d’Anduze, l’entourage de l’évêque d’Alès, les maîtres du collège de l’Enfance de Jésus et les condisciples de La Beaumelle. L’étude que A. Bardon a publiée sur cet établissement concerne une époque postérieure, mais les papiers de cet érudit conservés aux Archives départementales du Gard ont été précieux parce qu’ils contiennent des notes prises sur des documents aujourd’hui perdus. Les Archives municipales d’Alès, les Archives départementales du Gard, de la Haute-Garonne et de l’Hérault ont fourni le moyen de suggérer le zèle missionnaire qui présida à la fondation de cet établissement et l’atmosphère pesante qui y régnait. Ce volume de la correspondance de La Beaumelle constitue la principale source de renseignements sur le personnel enseignant, le fonctionnement du collège, l’identité de ses élèves, et ils n’ont pas pu toujours être recoupés. Les suivants montreront que La Beaumelle est resté en correspondance avec certains de ses maîtres ou de ses condisciples, et mentionneront des noms qui ne figurent pas ici. Les Archives départementales du Gard ont permis de suivre la carrière ecclésiastique de certains d’entre eux : la plus brillante est celle de l’abbé de Vammalle.

À part son immatriculation dans les registres de l’Académie, on ne trouve pas trace du passage de La Beaumelle à Genève ailleurs que dans le Journal helvétique. Aucune étude ne signale sa présence. Les histoires de la franc-maçonnerie genevoise reportent à quelques années plus tard la fondation de la première loge dans la cité de Calvin. Les lettres ultérieures apporteront des informations complémentaires sur les relations de La Beaumelle à Genève où il conservera des correspondants tels que Philibert, Bénézet, Paulet ou Portalès. Un quart de siècle plus tard, Moultou exprimera la reconnaissance qu’il conserve pour l’aide reçue de La Beaumelle. En 1767 et 1768, pour repousser les redoutables dénonciations portées par Voltaire auprès du comte de Saint-Florentin, La Beaumelle en appellera au témoignage de Budé de Boisy et de ses anciens maîtres, et recourra à l’aide de Manoël de Végobre.

 

Le tome II couvre approximativement les deux premières années (avril 1747 – juillet 1749 : lettres LB 377 à LB 539) du séjour au Danemark de La Beaumelle. Muni de la recommandation de l’Académie de Genève, il est engagé à Copenhague comme précepteur du fils aîné du comte Gram, favori du jeune souverain Frédéric V. Il vient d’avoir 21 ans.

Loin de ses Cévennes natales, dans une ville luthérienne qui parle danois et allemand, La Beaumelle trouve des appuis auprès des pasteurs de l’Église réformée française de Copenhague Eyraud et Mourier. Il fréquente le salon de Mme Mazar, fille du pasteur suisse Pierre Roques et sœur aînée de Jacques-Emmanuel, son condisciple à l’Académie de Genève. Il se lie avec des Languedociens établis à Copenhague comme le marchand de glaces Lafont et le secrétaire de la Compagnie des Indes Lucas. Le fondateur de cette Compagnie, le comte Gyldenstein, d’origine française, est l’un de ses protecteurs.

Bien accueilli par le comte Gram et sa famille, La Beaumelle remplit avec application ses fonctions de précepteur, il rédige à l’usage de son élève une Histoire universelle et traduit en français une anthologie de Sénèque. Mais bientôt, il cherche à s’affranchir de cette position « domestique » qu’il juge indigne de ses talents. Il ne parvient à se faire nommer ni professeur à l’Académie de Sorø, ni précepteur des princesses royales, et il envisage alors de faire carrière en Suède. Le succès viendra du périodique qu’il lance en août 1748, La Spectatrice danoise.

Par la famille Gram, dont l’hôtel particulier est situé à quelques pas du palais royal de Charlottenborg, La Beaumelle accède à un monde nouveau pour lui, une cour royale, l’hiver à Copenhague, l’été à Jægersborg dans un rendez-vous de chasse. Il est connu de grands aristocrates danois comme les comtes Rantzau et Reuss, il fréquente des diplomates tels les envoyés de Prusse et de Russie, il devient un familier de l’envoyé de France l’abbé Lemaire. Il comprend vite que, pour faire bonne figure, il est utile de passer pour un homme bien né, et nécessaire de disposer de ressources suffisantes pour tenir son rang. Le revenu que lui procure le commerce des livres français et des produits du Languedoc – vins, liqueurs, fromages, savons et parfums – s’ajoute à ses émoluments de précepteur et aux bénéfices qu’il retire de sa Spectatrice. Il est désormais décidé à rendre son nom célèbre dans la République des Lettres, et si possible à s’enrichir.

La littérature tient de plus en plus de place dans la correspondance de La Beaumelle. Le jeune homme jette aussi un regard aigu et original sur le Danemark au commencement du règne de Frédéric V. Sa vision, qui fait penser parfois à un récit de voyage, est celle d’un très jeune observateur ne connaissant ni le danois ni l’allemand et ne s’éloignant guère du palais royal, imbu de la supériorité de la langue et de la littérature françaises, et qui, dans ses descriptions et ses portraits, se souvient des grands écrivains classiques. La critique de la société et des mœurs danoises, qui assure le succès de La Spectatrice, donne aussi du piquant à ses lettres.

Sur ce qui le concerne personnellement, La Beaumelle reste discret, et son frère lui en adresse le reproche. S’il évoque ses amours, ce sont celles de sa période genevoise. Il ne donne aucune information sur la composition du premier de ses ouvrages à sortir de presse, L’Asiatique tolérant. Il ne fait pas mention de sa rencontre avec la comtesse Bentinck, à qui pourtant il le dédie. Il ne décrit pas, du moins lorsqu’elles se déroulent, ses activités maçonnes qui jouèrent vraisemblablement un rôle décisif pour son insertion dans la haute société danoise.

Les historiens de la franc-maçonnerie danoise portent du reste des jugements contradictoires sur le rôle de La Beaumelle dans la loge Zorobabel. J. Clausen tient pour acquis qu’il a prononcé un discours à la réception du roi, alors que K. L. Bugge estime impossible que Frédéric V ait été initié, et ne concède à La Beaumelle que le statut de visiteur épisodique. Le choix a été fait ici de compléter les informations contenues dans les lettres de La Beaumelle par les textes sur la franc-maçonnerie publiés dans La Spectatrice danoise. Une chronologie vraisemblable et susceptible de faire progresser la recherche est proposée, mais seule la découverte de documents nouveaux pourrait la confirmer. Dès les premières semaines de son séjour à Copenhague, à l’occasion d’une rencontre semestrielle ordinaire, La Beaumelle se voit reconnu un rôle important dans la loge Zorobabel, souligné par la correspondance quasi officielle qu’il entretient avec les dignitaires de son ancienne loge de Genève et le franc-maçon Claude Philibert, ainsi que par la place qu’il fait à la franc-maçonnerie dans La Spectatrice danoise. Il quitte sa fonction d’orateur lors de la réunion de la loge du 26 juin 1748, et le temps ainsi libéré lui permet de lancer son périodique.

Cette Spectatrice danoise ne fournit pas le moyen d’établir une chronologie fiable : il a été impossible de retrouver aucune de ces feuilles isolées qui paraissaient l’une après l’autre deux fois par semaine. Le texte dont on dispose aujourd’hui est celui de leur recueil en volume, fruit d’une réimpression qui a nécessité remaniements, redistributions et corrections. La Spectatrice danoise telle qu’elle peut être consultée ne permet que trop rarement de préciser le nombre, l’objet et la date des réactions suscitées par la hardiesse des sujets abordés dans ces feuilles, ni d’écrire l’histoire des relations, bientôt conflictuelles, de La Beaumelle avec Holberg ou Desroches de Parthenay.

La critique danoise a cessé, à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, de s’intéresser à La Beaumelle, et le rôle considérable qu’il a joué dans l’histoire des idées et des mentalités sous le règne de Frédéric V reste tel qu’il a été décrit par les érudits comme J. Clausen, J. Paludan, N. M. Petersen et P. M. Stolpe. Il n’a pas été possible de retrouver à la Bibliothèque ou aux Archives royales de Copenhague les documents qui auraient apporté un éclairage complémentaire à la Correspondance de La Beaumelle pour cette période. Il reste à espérer de localiser un jour, outre les feuilles de La Spectatrice danoise ou des documents sur la franc-maçonnerie, l’ode composée par La Beaumelle pour la réouverture de l’Académie de Sorø, la correspondance du comte Reuss, protecteur de l’Académie, ou celle du comte Gram, et des informations sur la composition de L’Asiatique tolérant.

En revanche, l’annotation de la partie française a été moins difficile que pour t. I car les parents et amis de La Beaumelle sont désormais pour la plupart identifiés, et parce qu’il s’entretient principalement avec son frère de littérature, leur sujet de prédilection. On n’en trouve pas moins, dans les notes, bien des renseignements nouveaux, sur Marmontel ou sur Voltaire par exemple. Il est possible que certains vers dont la référence est inconnue soient de La Beaumelle lui-même. Pour ce qui relève du Danemark – le lecteur trouvera dans les notes des informations tirées des périodiques francophones de l’époque –, de nombreux personnages ont été identifiés et plusieurs problèmes élucidés grâce à l’aide de collègues et de correspondants danois.   Au début du tome III (août 1749 – février 1751 : lettres LB 540 à LB 779), La Beaumelle est toujours précepteur du fils du comte Gram, et son temps se partage entre Jægersborg l’été et Copenhague l’hiver. Les lettres de cette période, toujours peu loquaces sur sa vie personnelle et sur ses relations (on aimerait connaître par exemple l’origine de son amitié avec le comte Schmettow) le montrent préoccupé d’exploiter le succès de sa Spectatrice danoise : les périodiques le mentionnent comme l’auteur de cette publication ; ils ignorent en revanche qu’il est aussi celui de L’Asiatique tolérant, où il prend fait et cause pour ses coreligionnaires français. Il cherche à se placer à la cour de Suède tout en continuant de solliciter un poste de professeur à Copenhague.

La création à son profit d’une chaire de professeur royal de Langue et de Belles-Lettres françaises marque une étape décisive dans son existence. Elle lui permet de s’affranchir du préceptorat et lui ouvre les perspectives d’une brillante carrière au Danemark. Décidé à s’établir dans le Nord, il envisage de se marier – notamment à Hambourg – avec de riches héritières, mais ne fournit guère d’informations sur ces partis. Il vit comme un grand moment la journée du 27 janvier 1751, date de l’ouverture solennelle de sa chaire et du collège qui lui est associé. L’éclat donné à cette cérémonie dans le palais de Charlottenborg, la publication aux frais du roi du Discours qu’il y prononce et sa diffusion officielle dans les cours européennes, montrent que cette création s’inscrit dans la politique culturelle de Frédéric V.

On n’a pu découvrir quel processus a conduit à cette décision qui vise à disputer au Berlin de Frédéric II le rang de capitale intellectuelle dans les pays du Nord. Il a été malaisé de préciser le statut social d’un professeur royal, emploi qui semble bien n’avoir pas de précédent. Dès le début plane une ambiguïté entre ce titre et celui de professeur à l’Université de Copenhague : l’Université voit d’un mauvais œil cette création et résiste autant qu’elle peut à la volonté royale. La Beaumelle se prévaudra plus tard en France du titre d’« ancien professeur royal », de « conseiller au Consistoire souverain de Danemark » et de « chevalier de l’ordre de Danebrog ». Il n’a pas été possible d’éclaircir la légitimité de ces titres qui ne lui ont jamais été contestés, ni par la justice quand il s’en prévaudramême par Voltaire.

La Beaumelle doit obtenir du roi de France l’autorisation de servir un prince étranger, et donc revenir en France pour la solliciter. Cette démarche s’impose encore plus à un huguenot s’il ne veut pas être privé de ses droits héréditaires et se voir interdire l’accès au royaume pour s’être enfui à l’étranger. Son séjour à Paris, couronné de succès, est aussi l’accomplissement d’un rêve nourri par ce jeune homme fou de littérature, qu’il parvient à faire partager à son frère. Il fréquente le café Procope, renoue avec l’abbé de Méhégan, établit des contacts avec des libraires. Il fait notamment la connaissance de l’abbé d’Olivet, de Diderot, de Boindin, de Buffon, de La Condamine, qui deviendra son mentor, de Morand et de divers journalistes. Avec Marc-Michel Rey à Amsterdam et Jean Angliviel, resté à Paris, il lance un projet de gazette, qu’il transformera en nouvelles à la main pour la cour de Copenhague. Il rend visite à Voltaire et à Montesquieu qui le prend en amitié. Il achète à Louis Racine des documents sur Mme de Maintenon, point de départ d’une de ses principales entreprises littéraires. Revenu à Copenhague, il bénéficie du prestige que lui confère sa qualité de correspondant de Voltaire et d’ami de Montesquieu dont il s’est fait le champion dans la Suite de la Défense de l’Esprit des lois.

Plusieurs documents permettent d’éclairer ou de compléter les informations contenues dans les lettres de cette période. Durant leurs séjours à Paris, La Beaumelle et son frère gardèrent, sous forme d’articles classés par ordre alphabétique, le souvenir des personnes rencontrées ou des événements vécus. Jean Angliviel intitula « Parisiana » le sien, qui présente beaucoup d’analogies avec celui de son frère. De ces carnets a été extrait tout ce qui atteste d’une rencontre personnelle ou de choses vues par les deux frères sous les références : Parisiana de La Beaumelle (ALB 6775) et Parisiana de Jean Angliviel (ALB 6496 et 6526). La Beaumelle tint un journal depuis son départ de Paris jusqu’aux trois premiers mois après son retour à Copenhague : il a été intitulé Carnet de La Beaumelle (ALB 4420). Jean fit de même depuis 1747 jusqu’à 1761 : c’est le Livre de raison de Jean Angliviel (ALB 6285). Jean Angliviel tint encore un journal de son voyage de Valleraugue à Paris au printemps 1750 (ALB 6800). D’autre part, on a conservé partiellement deux états de la gazette manuscrite que La Beaumelle lance à Copenhague avec la collaboration de son frère : le texte que Jean adresse à Copenhague, qui a parfois l’apparence d’une lettre avec une adresse et un destinataire, et le texte qu’en tire La Beaumelle. Le premier a été intégré dans la correspondance sous la référence Nouvelles à la main de Jean Angliviel, et l’on fait état du second sous celle de Gazette de la Cour, de la Ville et du Parnasse.

 

Dans le tome IV (mars 1751 – avril 1752 : lettres LB 780 à LB 1146), La Beaumelle cherche à exploiter le succès du discours inaugural de sa chaire : l’aide que le gouvernement danois apporte à l’impression et à la diffusion dans les cours européennes de son Discours souligne que la création de sa chaire s’inscrit dans la politique culturelle de Frédéric V. La Gazette de la Cour, de la Ville et du Parnasse, feuille manuscrite dont son frère lui fournit la matière depuis Paris (ses envois, les « Nouvelles », prennent la forme de lettres dont certains passages s’intègrent dans la Correspondance), soutient sa renommée à la cour et auprès du personnel diplomatique en poste à Copenhague. La Beaumelle bénéficie aussi du prestige que lui vaut sa correspondance avec Voltaire et le soutien que lui prodigue Montesquieu dans plusieurs projets, dont une édition des Classiques français. Pourtant, son échec à se faire nommer précepteur du prince royal confirme les oppositions que sa réussite et les aspérités de son caractère ont suscitées. La composition de Mes Pensées semble prendre acte de ces résistances. Alors que son livre de raison s’interrompt brusquement le 2 avril, sa correspondance ne fournit que quelques indices, difficiles à interpréter, de la détérioration de sa position, et de rares indications, allusives et parfois contradictoires, sur les causes de sa disgrâce. L’absence d’explications dans les Archives royales réduit à des hypothèses qui ne sont pas exclusives les unes des autres : mécontentement du parti luthérien et allemand à la cour, hostilité de Ludvig Holberg, jalousie des professeurs de l’Université, écarts de conduite, proposhardis ou lestes tenus dans des salons ou à la cour, écrits trop élogieux à l’égard de Frédéric de Prusse. Le 20 juin 1752 le ministre Bernsdorff résumera ainsi au représentant du Danemark à Gotha la carrière de La Beaumelle à Copenhague : « Mr le comte de Moltke et moi nous avons fort désiré le soutenir et lui faire plaisir, mais il s’est livré à tant d’excès d’esprit, de corps et de langue, que l’on a esté obligé de le renvoyer ».Dès octobre 1751, La Beaumelle l’avait écrit plus crûment à Schmettow : « Un pauvre diable bandera un peu plus que de coutume, pensera un peu plus librement que de raison, & un cri général s’elevera contre lui. » Ces excès n’étaient pas impardonnables : La Beaumelle, soutenu par l’abbé Lemaire, les comtes Rantzau d’Ascheberg et Schmettow, caressera jusqu’en juin 1752 l’espoir d’être rappelé à Copenhague. Il croit en avoir trouvé l’instrument dans l’Ode sur la mort de la reine Louise de Danemark qu’il compose à Berlin. Les années passées au Danemark se révèlent profitables pour la carrière littéraire de La Beaumelle. Il est désormais présent sur la scène européenne et son nom est associé aux plus grands écrivains de son temps. Mes Pensées ou le Qu’en dira-t-on ? sera son premier grand succès littéraire. L’appui que lui apporte par écrit la supérieure de la Maison de Saint-Cyr l’engage dans un projet de publication sur Mme de Maintenon qui connaîtra de grands développements. Son projet d’édition des Classiques français portera longtemps ses espérances, mais il n’aboutira jamais.

Deux mois se sont écoulés depuis sa démission quand La Beaumelle part pour Berlin dans le carrosse de l’envoyé de Prusse à Copenhague. Ce délai peut s’expliquer par des considérations politiques, telle que l’attente du retour de Bernsdorff à la cour. L’abbé Lemaire envoie La Beaumelle à Mylord Tyrconnell, ambassadeur de France à Berlin, pour une mission officieuse concernant l’« affaire Bentinck », connue de toutes les chancelleries comme l’« affaire Kniphausen », du nom de l’une des seigneuries en cause. Depuis leur séparation en 1740, la propriété de ses terres est contestée à la comtesse par son mari, qui suscite ainsi un conflit d’intérêts entre le Danemark et la Prusse, auquel se mêlent l’Autriche, l’Angleterre, la Russie et la France. Un succès dans cette complexe partie européenne à laquelle, en février, Frédéric II avait reproché à Voltaire de s’être mêlé, permettrait à La Beaumelle de faire carrière à Berlin dans la diplomatie et peut-être d’obtenir une place dans la célèbre Académie. La Beaumelle y retrouve la comtesse, qu’il connaissait déjà, et Voltaire, l’ami de celle-ci. Ses premiers contacts avec Mylord Tyrconnell, comme avec Maupertuis et Voltaire, sont manqués. Plongé dans une affaire d’État qui le dépasse, mêlé à d’obscures intrigues de la cour de Potsdam, peut-être par inexpérience, La Beaumelle ne parvient pas à s’approcher de Frédéric II et constate rapidement son échec. Il se brouille avec l’auteur du Siècle de Louis XIV auquel il a refusé de communiquer les lettres de Mme de Maintenon en sa possession. Voltaire découvre la pensée xlix de Mes Pensées, qu’il va rendre célèbre : « Il y a eu de plus grands poètes que Voltaire ; il n’y en eut jamais de si bien récompensés, parce que le goût ne met jamais de bornes à ses récompenses. Le roi de Prusse comble de bienfaits les hommes à talents, précisément par les mêmes raisons qui engagent un prince d’Allemagne à combler de bienfaits un bouffon ou un nain. » Sa rocambolesque aventure avec la femme Coquius, sa mise aux arrêts à Spandau suivie de son acquittement et de l’expulsion des coupables par le roi de Prusse, l’attitude hostile de Mylord Tyrconnell, persuadent La Beaumelle qu’il a été victime d’un guet-apens ourdi par Voltaire. Lorsqu’il quitte Berlin, il entreprend la rédaction de ses annotations au Siècle de Louis XIV : il est devenu l’ennemi de Voltaire. Ce nouveau statut, s’il contribue grandement à sa notoriété, s’avère cependant porteur de lourdes difficultés.

Bien des zones d’ombre subsistent dans son séjour de près de six mois à Berlin. Les informations que donne La Beaumelle dans ses lettres sont incomplètes, parfois ambiguës, et son frère lui reproche de brouiller les cartes et de ne pas tout lui dire. Celles que renferment sa correspondance après son départ avec ses amis restés à Berlin ne compensent pas ce manque. Il n’a pas été possible d’établir le calendrier des rencontres et des démarches de La Beaumelle, les causes précises de son échec, ni d’identifier tous les personnages avec lesquels il est entré en relation. Nombre de renseignements inédits sur Voltaire sont apportés ici, mais ils ne permettent pas de percer tous les rebondissements de leurs démêlés.

La Correspondance publiée dans ce volume peut être éclairée par certains documents :

– le texte des « Nouvelles » que Jean adresse à Copenhague, qui a parfois l’apparence d’une lettre avec une adresse et un destinataire personnalisé ; et la gazette manuscrite que La Beaumelle en tire, remaniant le texte de son frère, et qu’il diffuse à Copenhague. Les deux séries de documents sont incomplètes ;

– un petit cahier autographe de 204 p. in 4°, saisi lors de son incarcération à la Bastille et conservé à la Bibliothèque nationale de France (NAF 10234). Sur cette période, il ne contient que quelques pages d’un « journal de carnaval » daté de décembre 1751 (LBD 84).

 

La correspondance qui constitue le tome V (3 mai 1752 – 14 avril 1753 : lettres LB 1147 à LB 1452) couvre l’espace d’une année, depuis le départ de La Beaumelle de Berlin jusqu’à la veille de son incarcération à la Bastille. Ces quelques mois sont décisifs pour la carrière de La Beaumelle. Ils le ramènent en France après son séjour au Danemark et en Allemagne, ils font de lui un auteur à succès par la seconde édition de Mes Pensées, ils l’installent dans le statut d’adversaire de Voltaire avec son édition annotée du Siècle de Louis XIV, ils le consacrent comme le premier biographe de Mme de Maintenon et le premier éditeur de ses Lettres.

L’absence de documents ne permet pas toujours de satisfaire la curiosité du lecteur. Les sources qui permettraient d’évaluer les ennuis que Voltaire a suscités à La Beaumelle à Francfort ont disparu. L’identité de la séduisante et mystérieuse baronne de Norbeck, rencontrée à Gotha, présente à Francfort, n’a pu être entièrement percée, et on ne sait pas comment elle s’est rendue à Paris où elle joue un rôle important. On ignore tout des trois semaines qui s’écoulent depuis le départ de La Beaumelle de Francfort jusqu’à son arrivée à Paris où il ne trouvera plus son frère Jean Angliviel retourné à Valleraugue, ainsi que de la voie par laquelle sont acheminés ses livres imprimés à Francfort. On ne peut s’étonner que le premier mois durant lequel La Beaumelle, craignant d’être arrêté, se cache à Paris, ait conservé des zones d’ombre. On aimerait mieux connaître les circonstances des premiers séjours de La Beaumelle dans la Maison royale de Saint-Cyr, qui font de ces dames les collaboratrices zélées du biographe notoirement huguenot de leur fondatrice.

Le premier volume de la Vie de Mme de Maintenon et les deux tomes de ses Lettres connaissent un grand succès (seul Louis Racine manifeste des doutes sur l’authenticité de certaines des lettres). Les dames de Saint-Cyr et le maréchal de Noailles, gardien des archives de la Maison, fournissent à La Beaumelle de la documentation et des lettres pour donner une suite à la Vie et pour augmenter le nombre de lettres publiées. La Beaumelle est sur le chemin qui le conduira à la grande œuvre des Mémoires pour servir à l’histoire de Mme de Maintenon et à celle du siècle passé.

La seconde édition de Mes Pensées, que La Beaumelle publie à Francfort, est largement remaniée : il bouleverse la numérotation de l’édition de Copenhague, supprime certaines pensées, en réécrit beaucoup d’autres et en ajoute un grand nombre. La Beaumelle élimine notamment la célèbre pensée sur les bouffons et les nains qui a tellement ulcéré Voltaire. Le succès de cette nouvelle édition entraînera un grand nombre de contrefaçons, stimulant la maligne curiosité du lecteur par le jeu des pensées retranchées et par les énigmatiques points de suspension qui émaillent plusieurs pensées nouvelles. Par la hardiesse de ses réflexions, La Beaumelle s’exposera aux dénonciations de Voltaire et restera suspect aux autorités. La notoriété désormais européenne de l’historiographe de Mme de Maintenon et de l’auteur de Mes Pensées sera sanctionnée par des traductions allemandes et anglaises.

Avec l’édition annotée du Siècle de Louis XIV publiée à Francfort par Eslinger, La Beaumelle devient l’adversaire le plus redouté de Voltaire, et il s’emploiera à le rester malgré les conseils de ses amis, conscients des risques qu’il encourt. Voltaire ne lui pardonnera jamais ni les notes ni les lettres caustiques qui encadrent l’édition. Après avoir tenté de l’empêcher par l’entremise de la comtesse Bentinck et du pasteur Roques, il engage contre cette édition une campagne de dénigrement sans cesse renouvelée, dont les éléments seront repris sans examen par historiens et critiques. Ainsi il n’est pas vrai que le texte du Siècle soit falsifié dans l’édition de Francfort : c’est celui de l’édition donnée par Neaulme à La Haye en 1752, reproduisant celle de Francheville à l’orthographe et aux errata près. Les notes de La Beaumelle ne sont ni scandaleuses, ni délirantes, ni ineptes : insolentes, parfois vétilleuses, souvent pertinentes, elles participent de la hardiesse de Mes Pensées. Voltaire déploie tous ses efforts dans le Supplément au Siècle de Louis XIV pour anéantir les notes et leur auteur, mais La Beaumelle n’en est pas moins le premier à avoir porté un jugement sur l’ouvrage, sa conception et sa forme, et son jugement sera souvent repris. Dénoncé aux autorités par Mme Denis pour la note sur le Régent (voir LB 1346 n. 2) et mis à la Bastille, La Beaumelle tirera argument du fait que la police n’a trouvé chez lui que le manuscrit des notes du premier volume pour rejeter celles des deux suivants sur l’obscur chevalier de Mainvilliers. La critique interne est incapable de déceler un changement d’auteur, et plusieurs passages de la correspondance ultérieure prouvent le contraire, tel celui-ci où La Condamine l’invite à un retour sur lui-même : « Vous referiez les notes sur le Siècle de Louis XIV et celles contre le feu duc d’Orléans régent ! » (t. XIII, LB 3623). Au chapitre xxvi, Voltaire écartait les soupçons pesant en 1712 sur le futur Régent à la mort du Dauphin, de sa femme et de son fils : « J’ose dire que frappé de tout temps de l’injustice des hommes, j’ai fait bien des recherches pour savoir la vérité. Voici ce que m’a répété plusieurs fois le marquis de Canillac, l’un des plus honnêtes hommes du royaume, intimement attaché à ce prince soupçonné dont il eut depuis beaucoup à se plaindre. Le marquis de Canillac, au milieu de cette clameur publique, va le voir dans son palais. Il le trouve étendu à terre, versant des larmes, aliéné par le désespoir. Son chimiste, Homberg, court se rendre à la Bastille, pour se constituer prisonnier ; mais on n’avait point d’ordre de le recevoir : on le refuse. Le prince (qui le croirait) demande lui-même, dans l’excès de sa douleur, à être mis en prison ; il veut que des formes juridiques éclaircissent son innocence ; sa mère demande avec lui cette justification cruelle. La lettre de cachet s’expédie ; mais elle n’est point signée ; et le marquis de Canillac, dans cette émotion d’esprit, conserva seul assez de sang-froid pour sentir les conséquences d’une démarche si désespérée. Il fit que la mère du prince s’opposa à cette lettre de cachet ignominieuse. Le monarque qui l’accordait, et son neveu qui la demandait, étaient également malheureux. » La Beaumelle commentait : « Ce récit du marquis de Canillac ne prouve ni de près ni de loin l’innocence du duc d’Orléans ». Il saisissait l’occasion de pointer la fragilité du témoignage que l’auteur du Siècle de Louis XIV se faisait gloire d’avoir recueilli auprès d’un témoin oculaire, et de montrer la faiblesse de sa méthode historique. Il ne se doutait pas que Voltaire saurait transformer cette brève réflexion en un crime de lèse-majesté.

On trouvera aussi dans ce volume plusieurs lettres des amis que La Beaumelle a laissés à Berlin, lettres qui complètent la correspondance échangée avec la comtesse Bentinck. Celle qu’il entretient avec ses amis danois montre qu’il espère longtemps être rappelé à Copenhague. On voit aussi comment La Beaumelle accumule sur Mme de Maintenon une documentation considérable que les dames de Saint-Cyr et le maréchal de Noailles ne sont pas les seuls à lui fournir. Cette période est encore marquée par le début de son amitié avec La Condamine, que cette liaison et ses liens avec Maupertuis conduisent à rompre avec Voltaire par une lettre adressée à d’Argental.

Deux documents ont aidé à l’annotation de ce volume : une liasse de papiers saisis à La Beaumelle lors de son arrestation le 24 avril 1753 conservée à la Fondation Voltaire et un journal tenu par La Beaumelle du 1er janvier au 1er mars 1753 (ALB 4459).

 

L’ombre de la Bastille plane sur le début du tome VI (15 avril 1753 – 21 janvier 1754 : lettres LB 1453 à LB 1765), et la menace d’une perquisition sur la fin. Ministres et intendants ne cesseront plus de porter attention à la personne comme aux écrits de La Beaumelle.

Les lettres publiées permettent de suivre presque quotidiennement les six mois de détention de La Beaumelle. Les conditions en sont sévères, même si l’on a des égards pour le prisonnier : dans la grande chambre de coin qui lui est attribuée, il dispose des services d’un domestique, de livres et de quoi écrire ; mais le droit de promenade sur les bastions lui est refusé, les visites sont rares – trois en six mois –, les livres comme les lettres qui lui parviennent sont strictement contrôlés, et les lettres qu’il écrit le plus souvent retenues dans la forteresse. Les Cévenols de Paris, Delacour, Salles, Faventines s’emploient à adoucir les conditions de sa détention et s’efforcent d’obtenir sa libération. Montesquieu et La Condamine ne sont pas en reste. Ballotté entre espoirs et désillusions, La Beaumelle souffre des atermoiements des autorités : après que le duc d’Orléans lui a pardonné la remarque que Mme Denis était venue dénoncer au comte d’Argenson, elles soupçonnent un temps l’auteur du Qu’en dira-t-on ? d’être aussi celui de l’Idée de la personne, de la manière de vivre et de la cour du roi de Prusse – un pamphlet souvent désigné sous le titre de Vie privée du roi de Prusse. Les hypothétiques transes de La Beaumelle qui, privé de papier, grava sur des assiettes d’étain sa tragédie de Virginie ou le decemvirat et les lettres signées du pseudonyme d’Uranie, qui sortent clandestinement de la Bastille par l’industrie du mystérieux Philoctète, jettent sur cette période une coloration romanesque.

De ces six mois de détention, La Beaumelle retire, outre une expérience de la nature de celles qui ne s’oublient point, une notoriété nouvelle qui s’attache à un écrivain embastillé pour la hardiesse de sa plume, une traduction de Tacite et sa tragédie inachevée, travaux propres à conforter son statut d’homme de lettres. Il commencera début janvier à rédiger activement le premier volume de Maintenon. Il a souffert dans sa santé. En outre, il reste sous la menace d’une lettre d’exil dont il lui faut solliciter régulièrement la levée, étant désormais suspect au gouvernement.

À sa sortie de la Bastille, La Beaumelle manifeste l’intention première de ne pas relancer la querelle avec Voltaire. Cette résolution sera éphémère : le Mémoire de M. de Voltaire apostillé par M. de La Beaumelle et la Lettre de M. de La Beaumelle sur ses démêlés avec M. de Voltaire ont été publiés durant son incarcération. Avec l’aide de La Condamine, il rédige sa future Réponse au Supplément au Siècle de Louis XIV, la remanie sur les recommandations de Malesherbes, et sollicite vainement l’autorisation de la publier. La Beaumelle caresse des espoirs de fortune grâce à une Gazette littéraire à laquelle il associerait son frère : elle paraîtrait deux fois par semaine, bénéficierait d’une vingtaine de correspondants à l’étranger et trouverait sa place à côté des feuilles de Fréron, des Petites Affiches et du Journal des savants. Il compte sur l’appui de Montesquieu pour en obtenir le privilège. La déconvenue de La Beaumelle est grande de devoir interrompre l’impression du Lysimaque de Montesquieu qui ne veut plus rien publier.

La Beaumelle emploie aussi les trois premiers mois de sa liberté retrouvée à compléter sa documentation sur Mme de Maintenon et se procurer d’autres éléments de sa correspondance. Ses sources ne se limitent pas à la maison de Saint-Cyr, dont la bonne volonté est gênée par le silence du maréchal de Noailles, qui ne délivre que tardivement les autorisations demandées. Les noms des personnes qui lui ont communiqué, et le plus souvent vendu, des mémoires ou des lettres de Mme de Maintenon, sont cités dans l’espoir qu’elles pourront un jour être toutes identifiées. Les autographes de Mme de Louvigny transmettant à La Beaumelle des lettres et des informations qui portent la trace de la perquisition effectuée le 23 janvier relèvent de son souci de guider la plume de La Beaumelle (voir LBD 159). Ils montrent que les copies des lettres de Mme de Maintenon qui lui sont communiquées sont parfois différentes de celles récemment publiées par Hans Bots et Eugénie Bots-Estourgie chez Champion (voir LB 1734 n. 1). D’autres documents plus tardifs viendront confirmer cette constatation. Les éléments dont on dispose ne permettent pas d’établir une chronologie précise de la composition des futurs Mémoires de Mme de Maintenon.

Les secours que La Beaumelle sollicite dans ses déboires permettent de mesurer l’étendue de son réseau parisien. Quoiqu’un peu ralentie par le lourd traitement médical qu’il entreprend au début de l’année pour traiter les séquelles d’une maladie vénérienne, son insertion dans les milieux intellectuels va s’approfondir. Sa complicité avec La Condamine est à présent totale, et elle se maintiendra pendant vingt ans. La Beaumelle ne rencontrera pas Maupertuis, arrivé de Berlin à Paris et reparti pour Saint-Malo pendant son incarcération. Mais un échange épistolaire à cinq voix, dont quelques éléments sont donnés, s’établit avec le président de l’Académie de Berlin, La Condamine, Montesquieu et Trublet. La Beaumelle vient de faire la connaissance de Trublet, il fréquente la maison Daine, celle d’Holbach et des Du Boccage, il se lie avec Diderot. La Condamine lui permet d’engager une correspondance avec Pierre Clément.

Le journal qui avait déjà servi pour le tome précédent, et qui couvre aussi le premier trimestre 1754 (ALB 4459), a été à nouveau utilisé. Un document exceptionnel complète les indications données par la correspondance, le journal que La Beaumelle tient soigneusement à la Bastille : l’essentiel en est publié, seules ont été retranchées ses notes de lecture prises sur divers ouvrages qu’il a eu le loisir de lire à la Bastille. Les volumes de l’Esprit des lois annotés par La Beaumelle durant son incarcération n’ont pu être retrouvés. Il en est de même des assiettes d’étain sur lesquelles Virginie avait été gravée.

Des difficultés particulières sont apparues pour l’édition de la correspondance contenue dans ce volume. Les lettres des dames de Saint-Cyr, notamment celles de Mme de Louvigny, sont principalement connues par un microfilm fourni par la Bibliothèque de l’Université de Princeton. Ce microfilm a été pris sur un dossier partiellement en désordre saisi au domicile de La Beaumelle par la police le 23 janvier 1754. Il a été reclassé et redaté du mieux qu’il a paru possible. D’autre part, on a tenté de distinguer parmi les lettres écrites à la Bastille par La Beaumelle celles auxquelles les autorités ont donné cours et celles qu’elles ont retenues. Enfin, les billets échangés entre La Beaumelle et La Condamine ne sont pas toujours datés, et leur caractère allusif est renforcé du fait qu’on ne connaît le plus souvent qu’une voix dans cette conversation. Curieusement, c’est le plus souvent celle de La Beaumelle. En effet, à la suite de la perquisition, La Condamine lui propose le 27 janvier que chacun reprenne ses propres lettres. La mise en œuvre de cette mesure de précaution explique l’absence de celles de La Condamine dans les archives familiales. De son côté, La Beaumelle fait effectuer par son secrétaire Matthieu une copie de vingt-quatre de ses billets.

 

Les neuf mois de l’année 1754 que couvre le tome VII (22 janvier 1754 – 18 octobre 1754 : lettres LB 1766 à LB 2090) comptent parmi ceux où la correspondance conservée de La Beaumelle est la plus abondante. Les billets échangés avec La Condamine et les lettres en provenance de Saint-Cyr en constituent le fonds principal. Malgré de graves problèmes de santé, l’activité de La Beaumelle est intense et il écrit beaucoup.

Le traitement que La Beaumelle a commencé dans les premiers jours de janvier, et dont il cache la nature à ses proches, le contraint à garder la chambre et restreint ses activités mondaines. Une pleurésie qu’il contracte à la mi-mars lui fait craindre sa mort prochaine et l’oblige à se faire soigner chez un chirurgien, sous l’autorité du célèbre docteur Vernage. Il regagne son domicile trois semaines plus tard, mais sa santé reste précaire. L’abondance de sa production littéraire et la multiplicité des projets qu’il mène simultanément n’en sont que plus remarquables.

Le 23 janvier, lors d’une perquisition effectuée, sans ordre du roi, à la demande du comte d’Aumale, la police saisit au domicile de La Beaumelle tous ses papiers concernant Mme de Maintenon. La collaboration de Saint-Cyr à son entreprise, les lettres et documents qu’il a collectés, le manuscrit de sa Vie de Mme de Maintenon sont désormais connus des autorités. Plusieurs de ces documents ont été retrouvés, et les lettres actuellement conservées à la Bibliothèque de l’Université de Princeton ont été publiées dans les t. IV-VI. La Beaumelle proteste contre cet abus d’autorité et réclame la restitution de ces papiers, qui ne sera effective, et encore partiellement, qu’au mois d’août. Cette intervention policière lui fait craindre pour sa sécurité et le conduit à prendre des précautions. Il disperse ses documents chez différentes personnalités, procède à l’échange de ses billets avec La Condamine, utilise des noms codés et a recours à des intermédiaires sûrs et discrets. Il ne fréquente pas les cafés et se montre peu dans les salons.

Cette période est placée sous le signe de l’attente. À l’impatience de recouvrer ses papiers sur Mme de Maintenon s’ajoutent celle d’obtenir du maréchal de Noailles qu’il autorise les dames de Saint-Cyr à lui communiquer tous les documents qu’il désire, celle de connaître les réactions du roi Louis XV qui s’est fait remettre le manuscrit de la Vie de Mme de Maintenon et celle d’obtenir de Malesherbes l’autorisation de le publier. Du directeur de la librairie, La Beaumelle espère en vain qu’il lui accorde un privilège pour une gazette littéraire dont il a le projet. Il en attend aussi l’autorisation de répliquer au Supplément au Siècle de Louis XIV de Voltaire.

Alors que les réponses de La Beaumelle à Saint-Cyr qui ont été conservées sont toujours aussi rares, les lettres de la fidèle Mme de Louvigny et celles de Mme de Mornay, la supérieure de la Maison, n’ont jamais été aussi fréquentes. Elles expriment l’impatience des religieuses de voir publier cet ouvrage et leur ingéniosité à lever les obstacles. Elles marquent aussi leur souci de tenir la main de La Beaumelle. Pour la Vie, ces dames craignent surtout qu’il traite trop en huguenot ou en philosophe les controverses du molinisme, du jansénisme et du quiétisme. Elles demandent que dans les lettres soit corrigé ce qui, dans la forme comme dans le fond, pourrait ne pas être digne de leur fondatrice, dont elles se soucient de contrôler l’image.

L’échange, souvent quotidien et même bi-quotidien de billets avec La Condamine permet de suivre au plus près la rédaction des ouvrages auxquels La Beaumelle est attelé. La composition de ses futurs Mémoires pour servir à l’histoire de Mme de Maintenon, dont il trouve le titre à la mi-août, fait exception, car il use de discrétion tant à l’égard des autorités que de Saint-Cyr et du maréchal de Noailles. La Beaumelle publie fin janvier son Epître à M. Bouguer à la gloire de La Condamine. En février, Baret, l’un de ses copistes, commence l’impression de ses Mélanges de morale et de littérature. Jour après jour La Beaumelle discute avec La Condamine des moindres détails de la rédaction de deux ouvrages contre Voltaire qu’il mène quasi conjointement. Le premier, sa Réponse au Supplément au Siècle de Louis XIV, lui est personnel. Après s’être plié à ses exigences réitérées, début avril, La Beaumelle obtient de Malesherbes l’assurance qu’il n’en interdira pas une impression clandestine qui se prolongera jusqu’aux premiers jours de mai. Dans le second, La Beaumelle prend la défense de Maupertuis durement attaqué par Voltaire dans la Diatribe du docteur Akakia. Il utilise des documents et des mémoires que Maupertuis lui a communiqués par le canal de La Condamine. De ce « Voltaire à Berlin » inachevé ne reste qu’un manuscrit demeuré inédit.

Les liens de La Beaumelle avec La Condamine, mais aussi avec Montesquieu, sont plus étroits que jamais. Tous deux lui ont apporté leur aide durant sa maladie. Ses relations avec Trublet s’approfondissent, de même qu’avec Nicolas Daine, alors qu’avec Diderot elles semblent s’estomper sans qu’on en sache vraiment la raison. La confiance de La Beaumelle en Maupertuis progresse difficilement, mais elle lui permet d’envisager son retour à Berlin avec l’agrément de Frédéric II sous l’égide du Président de son Académie. Une nouvelle amitié se noue avec Claude Crébillon et sa femme, durant le séjour de La Beaumelle à Saint-Germain. La Beaumelle entame une relation épistolaire avec deux amis de La Condamine, le journaliste Pierre Clément en Hollande et le comte de Tressan en Lorraine.

L’absence d’un journal tenu par La Beaumelle pendant cette période a privé les éditeurs d’un instrument précieux. Faute d’indications, la datation de certains billets échangés avec La Condamine s’avère malaisée. Leur contenu n’est pas toujours facile à élucider. Au caractère allusif que comporte naturellement une correspondance quotidienne s’ajoutent les précautions que dicte un souci de discrétion, tel que le recours à des termes convenus, l’usage de pseudonymes, l’emploi du latin. Certaines allusions et certains pseudonymes n’ont pu être levés. Les renvois au manuscrit de « Voltaire à Berlin » sont effectués sur une version qui n’est pas celle que La Beaumelle et La Condamine ont voulu améliorer.

 

Les huit mois couverts dans le tome VIII (20 octobre 1754 – fin juin 1755 : lettres LB 2091 à LB 2315) marquent un tournant dans la carrière de La Beaumelle. Averti au début novembre qu’il ne serait pas autorisé à imprimer en France ses Mémoires et Lettres de Maintenon, il prend la décision d’en réaliser l’édition à Amsterdam. Il lance en France et dans toute l’Europe une souscription dont le succès lui assure une grande notoriété.

Malgré les propos favorables qui sont prêtés à la marquise de Pompadour, à la reine et même au roi, l’attitude des autorités reste hésitante. Les bonnes dispositions de Malesherbes sont traversées par le chancelier de Lamoignon et par le comte d’Argenson. La publication de documents prouvant le mariage secret de Mme de Maintenon avec Louis XIV constitue l’obstacle majeur, publication à laquelle ni les dames de Saint-Cyr ni La Beaumelle ne sauraient renoncer.

Son mauvais état de santé persistant n’empêche pas La Beaumelle de poursuivre sa quête de lettres et de documents sur Mme de Maintenon, parfois difficiles à identifier. Il procède à des achats, certains au sein de la maison de Noailles. Les dames de Saint-Cyr ne relâchent pas leur zèle : Mme de Louvigny lui envoie des extraits de mémoires et des copies de lettres, et les mères supérieures, l’ancienne comme la nouvellement élue, mettent une ardeur discrète à lui en procurer d’autres. En Italie où il voyage, La Condamine recherche à Naples la correspondance avec Mme Des Ursins et à la curie romaine des pièces sur le mariage.

La pièce maîtresse du prospectus pour le lancement de la souscription est la préface, qui présentera la conception que se fait l’auteur de son travail d’historien et prônera la qualité et l’originalité de ses sources, sans compromettre Saint-Cyr. Les remarques des dames, les conseils de Trublet et de La Condamine, permettront à La Beaumelle d’en emporter en Hollande une version prête à publier. Du succès de la souscription dépend la réussite d’une lourde entreprise financière dont l’équilibre est assuré par un financement de l’oncle Delacour et de Pierre II Salles, et par un prêt sans intérêt de Saint-Cyr avec la garantie d’Angliviel père.

Aucun document ne permet de suivre avec précision la rédaction des Mémoires de Maintenon à laquelle La Beaumelle est attelé. Il part pour Amsterdam avec quarante-cinq cahiers manuscrits comprenant, outre son texte rédigé, des copies de lettres et de mémoires. Il compte y trier ce qu’il publiera et faire usage des dernières informations qu’il aura reçues. La fréquence des lettres en provenance de Saint-Cyr atteste du soutien de ces dames à l’entreprise de La Beaumelle, mais aussi de leur souci de guider sa plume, à défaut de la contrôler. Elles lui demandent, sans vraiment insister devant ses réticences, de s’acquitter de sa promesse de leur montrer ses manuscrits. Il reste malaisé de préciser ce qu’il leur a effectivement soumis. Les abondantes informations qu’elles lui communiquent sont entremêlées de recommandations diverses et d’appels à sa conversion au catholicisme. Encore ne sont publiées, parmi les copies en grand nombre que Mme de Louvigny lui fait parvenir, que celles qui ont un caractère de lettre et supposent un destinataire. Mme de Louvigny peut écrire dans le projet de préface qu’elle s’enhardit à proposer : « La surprise augmentera sans doute quand on verra que les anecdotes les plus cheres, les plus curieuses, ont transpiré, je veux dire les memoires de Mlle Daumale, ceux de Mme Du Perou, de Mme de Glapion, enciennes superieures de Saint Cir et qui ont eu toute la confiance de leur institutrice et qui, avides de la faire parler, ont sçeu de sa bouche mesme les details, les particularités qu’elles ont receuillies avec grand soin » (LBD 195).

Pour les Mémoires, l’inquiétude de Saint-Cyr porte principalement sur la tonalité que La Beaumelle donnera au traitement des grandes querelles religieuses qui ont marqué le règne de Louis XIV. Plus que l’évocation complaisante des amours du roi, les dames craignent que le quiétisme, le jansénisme, les billets de confession, la révocation de l’édit de Nantes ou encore la bulle Unigenitus ne donnent l’occasion à l’auteur de révéler son « parlementarisme », son « huguenotisme » et sa liberté d’esprit : « Mais qu’arivera t’il de tout cela ! nous vous dirons nos raisons et vous nous dirés les vostres ; si vous ne souscrivés pas à nos avis nous en serons quitte pour dire que vous ne nous avés surement pas consultée, que nous ne vous avons pas choisy ; si vous nous croiés, vous risquerés moins pour vous car nostre prudence temperera vostre vivacité et ce que vous apellés liberté de l’histoire ; je sçait qu’il y faut dire la verité, mais on peut suprimer des verités quand elles seroient dangereuses ou pour parler plus juste quand il y a du danger de les mettre au jour ; l’article du mariage est trop essenssiel, trop à la gloire de Mme de Maintenon pour estre de ces verités qu’il faille taire, mais les disputes de Mr de Fenelon et de Mr Bossuet ne sont point du tout du ressort de cette histoire » (LB 2126). Encore est-il que ce risque contribuerait à occulter le rôle déterminant qu’elles jouent dans l’entreprise.

Les recommandations que les dames de Saint-Cyr adressent à l’éditeur des Lettres portent sur leur contenu comme sur leur forme. Elles l’invitent à ne pas publier les lettres qui pourraient lui « attirer des affaires » et, dans celles de Mme de Maintenon, à corriger les négligences et à ôter ce qui ne serait pas digne de l’image qu’elles souhaitent donner de leur fondatrice. « Il faut, explique Mme de Louvigny, vous laisser arranger en repos les lettres de Mme de M. où vous retrancherés l’inutile s’il y en a, le negligé s’il s’i en trouve, le dangereux par raport à bien des gens qu’il ne faut ni nomer ni fâcher » (LB 2150). « Il est très bien de retrancher ou de parer les lettres qui ont besoin de l’estre » (LB 2282). « Il faut rajuster les lettres de Mme de M. affin qu’on les trouve aussi belles qu’elles sont dans le fond et faire un triage de ce qui est médiocre » (LB 2315). Mme de Louvigny marque à La Beaumelle la limite à ne pas franchir et lui indique la voie du succès : « Ne soïés point en peine de nos copies, si vous n’avés en effet touché que legerement les lettres de Mme de M. pour en oster \seulement\ le trop de negligé ; mais si vous y aviés mis des ornemens etrangers, je ne serois pas la maitresse de vous garentir d’un facheux demanti ; je crois que vous ne vous y serés pas exposé et que vous n’aurés embelly Mme de M. que de ces propres parures. » (LB 2355).

La vie sociale de La Beaumelle à Paris paraît s’être rétrécie. Son état de santé et ses travaux d’écriture suffiraient à l’expliquer. Il faut ajouter son souci de discrétion ainsi que, dans les derniers temps qui précèdent son départ en Hollande, sa crainte d’être arrêté qui lui dicte la précaution de quitter son domicile. C’est sans doute aussi ce qui explique sa réserve lors de la maladie et de l’enterrement de Montesquieu. L’intense activité de La Beaumelle à Amsterdam a limité ses relations au milieu de la librairie. Pierre Clément à La Haye et Pierre Rousseau à Liège sont deux nouveaux correspondants. Ce volume contient de nombreux renseignements sur les règlements et usages de la librairie en Hollande, notamment sur le droit de copie acquis au premier contrefacteur. La Beaumelle, prétendant mener une aussi importante publication en utilisant les seuls services d’imprimeurs, ne pouvait que se heurter à l’hostilité des libraires.

Le séjour d’une semaine qu’effectue La Beaumelle au château d’Havrincourt, sur la route de la Hollande, souligne un aspect majeur de ses sources. Aux manuscrits alors inédits qu’il énumère dans sa préface, il convient d’ajouter les propos qu’il recueille auprès de la marquise d’Havrincourt, ancienne secrétaire de Mme de Maintenon (LBD 197). Ce témoignage complète ceux de Mmes de Louvigny mère, de Glapion et de La Lande, que Mme de Louvigny lui transmet de vive voix ou par écrit, ou qu’il a pu recueillir lui-même à Saint-Cyr. Les renvois faits dans l’annotation à la première édition des Mémoires de Maintenon (M1) montrent que, lorsque La Beaumelle ne cite pas ses références et utilise fréquemment les guillemets, bien souvent il met en œuvre cette ressource. Plusieurs des informations fournies par ces témoins oculaires seront dénoncées par Voltaire comme autant de « mensonges qui déshonoreraient ce beau siècle », d’abord dans les notes insérées dans la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV imprimée chez Cramer en 1756, puis dix ans plus tard dans son « Mémoire pour être mis à la tête de la nouvelle édition qu’on prépare du Siècle de Louis XIV » (voir OCV, t. 65A : Œuvres de 1767-1768, p. 77-114).

La liste des souscripteurs imprimée à la tête des Mémoires et d’autres documents permettent de distinguer plusieurs filières. Aux souscriptions placées par les libraires à travers l’Europe s’ajoutent celles procurées en Hollande et en Angleterre par Clément et en Italie par La Condamine. Pour la France, on distingue les résultats des efforts du chevalier d’Havrincourt auprès des militaires, d’Astruc dans le milieu des fermiers généraux et de Mme Geoffrin auprès de ses amis.

Un seul document permet de compléter les informations contenues dans la correspondance, un journal que La Beaumelle a tenu du jour de son arrivée à Amsterdam jusqu’à la fin décembre 1755 (« Journal de mon voiage en Holande », ALB 4459).

 

L’activité épistolaire de Mme de Louvigny ne faiblit pas durant les sept mois que couvre le tome IX (1er juillet 1755 – 29 janvier 1756 : lettres LB 2316 à LB 2535). Avec l’approbation de la mère supérieure de Saint-Cyr – depuis mai, Mme Du Han de Crèvecœur est la nouvelle « regina », mais Mme de Mornay, qui l’avait précédée à cette fonction, apporte aussi son soutien –, elle multiplie les envois de documents avec ses recommandations et ses exhortations à la conversion. La Beaumelle reçoit en particulier la documentation nécessaire pour publier les lettres de Mgr Godet Des Marais, évêque de Chartres, à Mme de Maintenon. D’Italie, La Condamine lui prodigue ses conseils sur la rédaction de la préface de sa Maintenon et s’emploie à lui procurer des souscriptions et les lettres de la princesse Des Ursins. Le cousin Antoine Joseph Delacour et l’abbé Trublet demeurent ses plus solides appuis à Paris.

En octobre La Beaumelle fait passer à Mme de Louvigny certaines feuilles d’impression de la seconde édition des Mémoires de Maintenon (M2), puis les premiers volumes par l’intermédiaire de l’abbé Trublet. Ce sont autant d’occasions pour elle, tout en s’abritant derrière le jugement de l’abbé, d’exprimer ses réserves et de multiplier ses recommandations. Elle encourage La Beaumelle à écrire une nouvelle et édifiante Vie de Mme de Maintenon à l’usage des familles et de Saint-Cyr.

Pierre Gosse revendique le droit de copie que lui a acquis en Hollande la contrefaçon qu’il avait réalisée en 1753 des trois petits volumes de l’édition de Francfort. Le conflit avec ce libraire s’étale au grand jour et provoque le trouble chez les souscripteurs. La Beaumelle réplique dans les journaux aux annonces de contrefaçons de son adversaire.

La livraison aux souscripteurs des Mémoires et des Lettres de Madame de Maintenon, que La Beaumelle s’est engagé à effectuer le 1er octobre, est compromise par la découverte le 14 août d’une contrefaçon réalisée par son associé Jean-François Jolly. Dans la procédure qui s’ensuit, à la requête du libraire, les volumes entreposés chez Marc Fraissinet sont mis sous séquestre le 18 août. Le litige entre les deux parties sera tranché le 17 janvier 1756 par un accord qui remettra La Beaumelle en possession de son ouvrage (M1 et L1). La diffusion commencera le mois suivant.

Pour contrer la menace que Gosse fait planer et satisfaire les souscriptions qui continuent d’affluer, La Beaumelle passe le 27 septembre un marché avec l’imprimeur Eel pour une seconde édition des Mémoires et des Lettres de Madame de Maintenon. Ce sont des feuilles, puis les volumes de cette nouvelle édition (M2 et L2) que La Beaumelle envoie à l’abbé Trublet et aux dames de Saint-Cyr en octobre et novembre. Ils lui font part de leurs critiques, dont certaines seront reprises dans des errata ou des cartons. Afin de donner du corps à ces critiques et les rendre intelligibles au lecteur, le passage sur lequel porte chacune d’entre elles est cité en note.

Une attention particulière est consacrée aux listes de souscripteurs, tant manuscrites (LBD 221) qu’imprimée (LBD 222) et à leur identification. Le principe consistant à publier la liste des souscripteurs a inspiré remarques critiques ou réserves à différents correspondants de La Beaumelle tels qu’Antoine Joseph Delacour (t. VIII, LB 2235), l’abbé de La Chau (LB 2369) et l’abbé Trublet (LB 2431). De son côté La Condamine parle de la vanité plus ou moins hypocrite des souscripteurs et de la spécificité du comportement des Français à cet égard (LB 2320). Les indications contradictoires du libraire Godard (LB 2393) montrent que le risque de devoir prêter ses livres fait parfois hésiter tel lecteur qui aimerait pourtant bien figurer dans la liste. Quant aux sous-fermiers qui ont souscrit grâce aux démarches d’Astruc, le souhait émis par nombre d’entre eux de ne pas figurer sur la liste semble devoir être mis en relation avec la menace de suppression de leur fonction (voir LB 2426 et LB 2443).

Impressionné par le nom et le nombre des personnalités qui figurent dans la liste des souscripteurs des Cinq Années littéraires de Clément (voir t. VIII, LB 2240 n. 28), La Beaumelle cherche à montrer que son édition suscite l’intérêt de lecteurs prestigieux – aristocrates, prélats – dans une grande partie de l’Europe (voir t. VIII, LB 2274). Cette liste est un élément du dispositif éditorial destiné à légitimer son entreprise. Elle permet de retracer les réseaux dans lesquels les souscriptions ont été obtenues, tant à l’étranger (l’Italie sillonnée par La Condamine, les Provinces-Unies et l’Angleterre grâce à Clément, l’Allemagne – Berlin, Gotha, Göttingen, Hambourg – grâce à Maupertuis et Bossiegel, la Pologne, le Danemark dans une moindre mesure) qu’en France : Languedoc (Montpellier, Toulouse), Normandie (Rouen), Paris ; elle fait également apparaître les classes sociales et milieux professionnels des souscripteurs (nobles, gens de lettres, négociants et financiers, fermiers généraux, responsables de la Compagnie des Indes, jeunes officiers, parlementaires et jurisconsultes, ecclésiastiques catholiques et pasteurs).

Quoique La Beaumelle ait cherché à garantir le succès de son entreprise indépendamment d’eux, les libraires qui souscrivent sont nombreux, tant en France qu’à l’étranger (ne serait-ce que parce qu’il leur consent 15 % de rabais).

Probablement pour tâter le goût du public, et malgré les réticences manifestées par Saint-Cyr et par Antoine Joseph Delacour, La Beaumelle fait imprimer les Lettres de messire Paul Godet des Marais, publiées sous le nom de l’« abbé Berthier ». Il utilise ce pseudonyme pour livrer ces lettres du confesseur de Mme de Maintenon que Mme de Louvigny lui a communiquées. La préface du pseudo-abbé Berthier et sa vie de l’évêque de Chartres sont l’objet de grands soins et ont donné le change jusqu’aux travaux d’Achille Taphanel.

En marge de sa principale entreprise, La Beaumelle poursuit, comme à son habitude, plusieurs autres projets. Il envisage de relancer sa collection de Classiques français et de faire imprimer ses Mémoires du grand chancelier de Danemark. Peut-être a-t-il pensé à publier en Hollande une édition de l’Éloge de Montesquieu que Maupertuis lui a fait parvenir de Berlin. Deux de ces projets méritent une attention particulière : le Mémoire théologique et politique et La Pucelle.

Plusieurs indices concordants permettent d’affirmer que La Beaumelle a participé à la rédaction du Mémoire théologique et politique au sujet des mariages clandestins des protestants de France, traditionnellement – mais à tort – attribué à Ripert de Monclar, procureur général du roi au Parlement d’Aix. Cette œuvre collective émane en fait d’un cercle de protestants parisiens animé par l’aumônier de l’ambassade de Suède, Frédéric Charles Baer, cercle que La Beaumelle a fréquenté durant son séjour parisien. Elle est mise au point, au moins dans son volet politique, durant le séjour de La Beaumelle à Amsterdam. Le 18 août, le pasteur d’Amsterdam Delpuech, dit La Nible, entretient son collègue de Lausanne Antoine Court de divers écrits concernant le protestantisme dont « une Requette en faveur des protestans composée par La Beaumelle meme, vue, corrigée et perfectionnée par les plus beaux esprits de Paris » (LB 2389 – voir n. 6). Mme de Louvigny met en garde La Beaumelle contre « les ministres huguenots que vous voiés en Hollande » (LB 2520). Au même moment, l’abbé Trublet évoque le « triumvirat » que La Beaumelle constitue avec les pasteurs Delpuech et Gavanon (LB 2524 n. 4).

On retrouve, dans le Mémoire théologique et politique, des thèmes et des arguments que La Beaumelle a développés précédemment, et à ce moment même dans ses éloquentes notes au Mémoire de Mme de Maintenon sur le rappel des huguenots fugitifs (LBD 213). Une étude stylistique de l’ouvrage ferait apparaître la tonalité qui lui est familière.

Si cette participation avait échappé jusqu’à présent aux historiens du protestantisme français et aux bibliographes, les « voltairistes » connaissent, grâce à la correspondance de Voltaire, l’édition de La Pucelle effectuée en Hollande par La Beaumelle. Dans l’édition critique de ce poème qu’il a publiée en 1970 (OCV 7), Jeroom Vercruysse a pu faire état de divers textes tirés de la correspondance de La Beaumelle. Les documents complémentaires qu’on trouvera dans ce volume permettent de retracer l’historique de cette impression et d’identifier son édition avec plus de précision.

La Pucelle donnée par La Beaumelle a paru sous le titre : LA PUCELLE / D’ORLÉANS. / POEME HEROI-COMIQUE. / Desinit in piscem mulier formosa superne. HOR. / PREMIERE EDITION. / [ornement] / A PARIS. / [filets] / M. DCC. LV. Elle compte 14 chants et [4], 216 p. in-12.

Après réception de la lettre de l’abbé de La Chau du 9 août (LB 2369), La Beaumelle prend des dispositions pour assurer le débit de son édition : il passe un accord de principe avec le libraire parisien Hochereau (LB 2369 n. 6), annonce son édition aux libraires étrangers, Nourse et Vaillant à Londres, Chevalier à Copenhague, ainsi qu’à Mossy de Marseille qui commerce avec des libraires italiens (voir leurs réponses LB 2421, LB 2428, LB 2433 et LB 2435) ainsi que pour introduire, sous le couvert de diverses personnalités, des exemplaires destinés à ses relations parisiennes (LB 2399).

Début septembre, en possession des quatorze chants manuscrits envoyés par La Chau (LB 2405), il lance l’impression du poème. Une facture de 24,15 florins est acquittée le 13 septembre à Sweeres par Fraissinet (ALB 6178, t. X) pour l’impression des premières feuilles ; suivra le 27 septembre une seconde facture d’un montant de 16,10 florins. Il n’est donc pas étonnant qu’en ce mois de septembre circulent les rumeurs d’une édition en Hollande de l’ouvrage de Voltaire. Le 10, Voltaire écrit à Thiriot : « On m’avertit que l’on imprime l’ouvrage en Hollande avec toutes ses additions […] cela est digne de la presse hollandaise, et du goust de la gent réfugiée » (D5817). Dans plusieurs lettres, dont une du 23 septembre (LB 2454), Berryer informe Decury de Saint-Sauveur de cette impression en cours et le prie d’employer ses relations et son habileté à s’en procurer un des premiers exemplaires et de le lui envoyer en cachette (LB 2476, Remarque).

Fin septembre, tout laisse penser que La Pucelle va sortir de presse incessamment : c’est ce qu’il ressort des lettres de La Chau du 19 septembre (LB 2424) et de Trublet des 25 septembre (LB 2431) et 2 octobre (LB 2442). Le 25 septembre, La Beaumelle écrit à son frère que « La Pucelle de Voltaire est enfin imprimée ici » (LB 2430). Mais, sans qu’on en connaisse les causes exactes – la défaillance d’un second imprimeur sollicité pour éviter la contrefaçon pourrait en être une –, l’achèvement de l’impression est retardé.

Le 13 octobre, La Pucelle est toujours en cours d’impression mais devrait bientôt être en état de paraître (LB 2454) ; le 23, l’abbé de La Chau, commentant au passage le travail des deux imprimeurs, a relu des épreuves (LB 2464). Entre-temps, s’avisant que l’édition risque d’être incomplète, il envoie un supplément à La Beaumelle en lui suggérant de l’imprimer mais de le diffuser séparément ; il s’agit du chant XV, incomplet, identique à celui de l’édition de Louvain/Francfort. Le 6 novembre, La Beaumelle a été surpris par un indicateur avec des épreuves sur sa table de travail (LB 2476). A partir du 15 novembre, La Beaumelle consigne dans son Journal de Hollande les envois d’exemplaires à destination de l’étranger aux libraires Chevalier, Petit & Dumoutier, Vaillant et Nourse. Le 4 décembre, il sert ses proches : deux exemplaires à l’abbé Trublet, un à Delacour par Le Beau, deux à La Chau par Bucheley et Saunier, etc. Mais l’édition ne sera vraiment introduite à Paris qu’à la mi-janvier (LB 2511, LB 2526). Le 5 février, Joseph d’Hémery la signale dans son Journal (LBD 219-2).

Début octobre, l’édition de La Beaumelle a été précédée de la publication à Francfort de La Pucelle d’Orléans, poëme divisé en quinze livres, par Monsieur de V***, Louvain, 1755, [4], 161, [1] p. in 8. Le 9 octobre, Voltaire signale à la duchesse de Saxe-Gotha qu’elle est en vente chez Eslinger (D6532) et, le 24, il écrit à Elie Bertrand que la duchesse estime qu’elle « n’est pas trop malhonnête » (D6545). Malgré ses protestations renouvelées, Voltaire juge que cette édition est parfaitement présentable : « J’ay vu cette maudite Jeanne très mal imprimée. L’ouvrage ne m’a pas paru si terrible que je croiais » (D6590). Thiriot la juge « conforme à nos manuscrits » (D6695). Le patient relevé des variantes effectué par J. Vercruysse montre que le texte de l’édition de La Beaumelle (P55) est identique, à de petits détails près, à celui de Louvain (L55). On n’y trouve pas les « horreurs » contre la marquise de Pompadour et Louis XV dont Voltaire cherchera à faire endosser la paternité à La Beaumelle. Les lettres que La Condamine écrira à La Beaumelle les 28 avril, 6 août et 2 septembre 1760 montrent que La Beaumelle et Maubert de Gouvest se sont accordés en décembre 1755 pour publier une nouvelle édition de La Pucelle, celle-ci en dix-huit chants. Les exemplaires de cette édition, qui contiennent les « horreurs » (voir LB 2488 n. 13) contre la marquise de Pompadour et Louis XV, seront gérés, une fois entrés en France, avec la prudence que laissent deviner de nombreuses et subtiles allusions dans la correspondance ultérieure.

Le « Journal de mon voiage en Hollande » que La Beaumelle tient plus ou moins régulièrement jusqu’à la fin de l’année fournit d’utiles précisions. Les comptes dressés par Marc Fraissinet et les diverses factures d’imprimeurs conservées permettent d’établir le calendrier de l’impression des Maintenon et celui de La Pucelle.

 

Le tome X (4 février – 30 décembre 1756 : lettres LB 2536 à LB 2888) permet de suivre la conclusion du projet Maintenon. Son procès avec Jolly une fois réglé à l’amiable, La Beaumelle achève l’assemblage des volumes des deux éditions de Maintenon et prend ses dispositions pour les envois aux souscripteurs étrangers avec l’aide de Guillemette. Plusieurs indices laissent penser qu’il fait imprimer la nouvelle édition de La Pucelle dont il est convenu avec Maubert de Gouvest avant le départ de celui-ci pour Londres. La Beaumelle quitte la Hollande le 20 février, en mauvais termes avec Fraissinet. À son arrivée à Paris le 2 mars, il se préoccupe d’obtenir l’autorisation d’y faire entrer son édition et des assurances pour sa sécurité personnelle. Il est hébergé chez l’abbé de La Chau, puis chez les Delacour, avant de louer un appartement rue des Frondeurs. Il est reçu en audience par Berryer, par Malesherbes et par le comte d’Argenson, et obtient oralement de Malesherbes le 4 mars la permission de faire entrer les volumes des souscripteurs. Le 14 mars est révoquée l’interdiction qui lui a été notifiée en octobre 1753 de s’approcher à moins de 50 lieues de Paris. Le 21 mars il est assigné à résidence à Paris avec interdiction de se rendre à la cour. Les 16 caisses plombées de la première édition de Maintenon parviennent à Paris le 7 mai, adressées, comme convenu avec les autorités, à des personnes de qualité : la princesse de Robecq, les duchesses de Brancas et de Mirepoix, les comtesses de La Marck et de Noailles, le comte de La Marck, la vicomtesse de Rochechouart, la marquise de Pompadour, la marquise de Boufflers, le marquis de Castries, Malesherbes, le fermier général Bouret de Valroche, l’abbé Trublet, Mme Geoffrin, Bombarde et Pierre II Salles. C’est probablement par cette dernière voie qu’entrent clandestinement des exemplaires de la petite Pucelle coéditée avec Maubert de Gouvest qui seront entreposés avec de grandes précautions à Pantin, dans la maison des Delacour. La Beaumelle obtient de nouvelles assurances sur sa sécurité par la comtesse d’Estrades, maîtresse du comte d’Argenson. Une fois placés les cartons recommandés par l’abbé Trublet et Mme de Louvigny, la distribution de cette première édition commence le 14 mai.

La Beaumelle veut croire que l’entrée accordée aux volumes des souscripteurs vaut pour la seconde édition. Le 20 mai il en vend au libraire Boudet 1 000 exemplaires, contrat bientôt rompu à l’amiable. La Beaumelle, qui a reçu de Malesherbes l’autorisation de faire une troisième édition, passe contrat avec Thiboust, Savoye et Desprez. Il est l’objet d’une plainte du libraire Lambert portant sur le contrat signé entre eux le 13 décembre 1752. Condamné par les consuls, il fait appel devant le Parlement : l’affaire est apaisée grâce à la bienveillance de Berryer et de Malesherbes. Les volumes de la seconde édition arrivent à Paris le 11 juillet : La Beaumelle en informe Malesherbes et les place sous sa protection. Ils sont déposés le 16 juillet au domicile de La Beaumelle rue des Frondeurs. La Beaumelle fait imprimer et placer les cartons souhaités. La distribution s’effectue au grand jour dans un mouvement de foule. Averti par ses amis des bruits qui courent sur une possible arrestation, La Beaumelle ne couche plus chez lui. Le 5 août il revoit La Condamine, tout juste revenu d’Italie et de Lorraine.

La Beaumelle est arrêté le 6 août au matin, et la nouvelle en sera cachée un temps à Valleraugue, son village natal, pour ne pas nuire à son projet de mariage et à celui de son frère. Il retrouve à la Bastille le major d’Abadie avec qui il s’était lié d’amitié lors d’une première incarcération en 1753. Il bénéficie du droit à la promenade, il obtient la permission de détenir une grande quantité de livres et de faire aménager une bibliothèque pour les ranger, il est autorisé à se faire livrer des plats de l’extérieur. Il reçoit de fréquentes visites de ses parents et amis ou de ses commis, admis pour l’entretenir de ses affaires domestiques. L’administration de la Bastille donne cours aux lettres qu’il écrit ou qui lui sont adressées à ce sujet, ou pour obtenir par l’entremise de la duchesse d’Aiguillon et de Maupertuis l’appui de l’évêque d’Alès pour fléchir le curé de Valleraugue qui fait des difficultés à son frère pour son mariage. Le 2 octobre La Beaumelle est transféré dans la chambre « Liberté » qu’il partage avec l’abbé Destrées. Les deux fenêtres sont reconnues nécessaires à leurs travaux d’écriture, mais il leur est signifié l’interdiction de parler à l’extérieur de leur compagnon de chambre.

On apprend bientôt que la cause de l’incarcération de La Beaumelle est ce passage des Mémoires de Maintenon : « Le prince de Bavière mourut à Bruxelles, âge de sept ans. La reine seule le pleura. Valincourt, ou l’auteur du mémoire déjà cité, impute sans détour cette mort subite à la cour de Vienne, de tout temps infectée des maximes de Machiavel et soupçonnée de réparer par ses empoisonneurs les fautes de ses ministres. » (M1/M2, t. V, p. 6). Dès le mois de mai, Voltaire signale à ses correspondants les passages imprudents qu’il a relevés dans l’ouvrage. Il demandera le 15 mai à Cramer d’interrompre l’impression d’une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV et entamera le 10 juin une campagne de dénonciation de ce « tissu d’impostures, et d’outrages faits à toute la maison royale, et à cent familles ». Pierre II Salles, en relation avec Berryer, et La Condamine, par l’intermédiaire de son ami Van Swieten, médecin de l’impératrice Marie-Thérèse, obtiennent le pardon de la cour de Vienne. Mais son ambassadeur à Paris, le comte de Stahremberg, exige d’avoir une notification officielle de son gouvernement. La Beaumelle, malgré les bonnes nouvelles qu’il reçoit, est toujours en prison à la fin de l’année, et on commence à s’interroger sur les causes de son maintien en détention. Il occupe son temps à la traduction de Tacite dont il a repris le projet et pour laquelle il se procure tous la documentation qui lui est nécessaire.

À la fin du volume se trouvent de nombreux documents comptables concernant l’impression, le transport, la distribution et la vente des Maintenon. Ces documents posent parfois des problèmes d’identification. Mais leur nombre et leur cohérence permettent de comprendre comment ont été jetées les bases de la fortune de La Beaumelle, à laquelle son frère Jean a grandement contribué par ses voyages à Montpellier et à Marseille, et par sa correspondance avec les libraires de Toulouse et de Bordeaux.

 

Au début du tome XI (janvier-décembre 1757 : lettres LB 2889 à LB 3274), bien que les autorités françaises aient été informées du pardon de l’Impératrice-Reine, La Beaumelle se morfond toujours à la Bastille où il demeurera jusqu’en septembre. Ses conditions de détention se sont considérablement adoucies par rapport à la précédente incarcération en 1753, ce qui n’empêche pas que se répande le faux bruit de sa mort. Il jouit du droit de promenade, partage une grande chambre avec l’abbé Destrées, reçoit des visites (une trentaine durant les douze mois de son incarcération), se procure un grand nombre de livres pour lesquels il fait aménager à ses frais une bibliothèque, est autorisé à améliorer son ordinaire en passant commande à l’extérieur. Il peut recevoir et envoyer des lettres qui transitent le plus souvent par son cousin Antoine Joseph Delacour. La police en contrôle le contenu, provoquant des retards dans leur transmission : on veille à ce qu’elles ne portent que sur les affaires particulières du prisonnier, qui est maintenu dans l’ignorance de celles qui agitent l’État et des remaniements ministériels consécutifs à la disgrâce du comte d’Argenson et de Machault d’Arnouville. Pour soutenir le moral du prisonnier, son frère lui fait miroiter des projets de mariage et d’acquisition de terre.

Le maintien de La Beaumelle en détention alors que sa libération semble toujours imminente fait question. On pourrait évoquer les graves affaires qui occupent les ministres, l’attentat de Damiens et le trouble qu’il provoque jusqu’au sommet de l’État, l’affaire des jésuites et celle des parlements, les conséquences du renvoi des ministres sur le fonctionnement de l’administration, les négociations menées avec la cour de Vienne sur le « renversement des alliances ». D’autres considérations semblent interférer, comme une animosité personnelle du roi qui contraste avec les bonnes dispositions de la reine, et des applications possibles pour une comparaison entre la destinée de Mme de Maintenon et celle de la marquise de Pompadour. Telle est l’explication que Malesherbes fournit à La Beaumelle lors d’une rencontre fortuite le lendemain de sa libération : « Il m’a dit que c’étoit une intrigue de cour & de ministres ; que l’on avoit cru que le livre déplaisoit au roi, que M. d’Argenson avoit craint que Mme de P. ne l’accusât de l’avoir fait faire, M. le chancelier de l’avoir favorisé, les Noailles de l’avoir imaginé & fourni les matériaux pour faire un parallele » (LB 3130).

Malesherbes reviendra plus tard sur cette affaire où son autorité avait été compromise, pour illustrer le fonctionnement des permissions tacites qui « ne sont proprement que des promesses d’impunité » :

« J’aime toujours à rendre ce que je dis sensible par des exemples.

On a voulu que les Lettres de Madame de Maintenon fussent imprimées. J’assure qu’on le voulait quoique je n’aie pas été dans le secret ; car si on ne l’eût pas voulu, les personnes les plus attachées à la cour n’auraient pas fourni des matériaux à l’éditeur. J’en ai encore eu d’autres preuves qui ne m’ont pas permis d’en douter.

Ce fut en pays étranger qu’on fit l’édition ; mais pour la faire vendre en France, on promit l’impunité aux libraires et à l’auteur. On laissa réellement vendre le livre, mais on ne tint pas parole à l’auteur. Je n’ai pas su pourquoi ; je sais seulement que cet auteur avait des affaires de plus d’un genre à démêler avec la police, et que les punitions de la police ont quelquefois une cause réelle, différente de la cause ostensible.

Or il fallait être admis dans les secrets pour s’assurer que le Roi ne trouverait pas mauvais qu’on laissât paraître cet ouvrage, où le mariage secret de Louis XIV, dont on avait douté jusqu’alors, est articulé avec toutes ses circonstances.

C’est donc au magistrat seul de la police qu’on s’adresse en pareil cas, et dans beaucoup d’autres. » (Mémoires sur la librairie. Mémoires sur la liberté de la presse, Question troisième. Présentation par Roger Chartier, Paris : Imprimerie nationale, 1994, p. 254-255).

Enfin libéré le 1er septembre et exilé en Languedoc, La Beaumelle ne peut rester que trois jours à Paris. Il avait quitté Valleraugue le 7 septembre 1745. Il y revient après une absence de douze ans, le 15 septembre 1757, trois jours avant le décès de son père. En compagnie de son cousin Guillaume Albert Finiels avec lequel il se lie d’amitié au Vigan, il élabore le projet d’une Histoire des États du Languedoc qu’il voudrait faire agréer par les Etats. À Montpellier où il s’installe à la fin décembre, il jouit de la notoriété que lui procurent sa longue incarcération à la Bastille, sa querelle avec Voltaire, ses liens avec Maupertuis et le succès de ses Mémoires pour servir à l’histoire de Mme de Maintenon et à celle du siècle passé. Le produit de cet ouvrage lui permet de vivre sur un grand pied. Il reçoit le meilleur accueil de l’intendant et du commandant de la province. Ses projets de mariage, d’achat de terre ou de charge confirment sa résignation à s’établir en Languedoc.

À la fin du volume, les documents publiés complètent les lettres de La Beaumelle écrites de la Bastille et précisent la rude condition d’un prisonnier traité avec égards, mais rongé par l’incertitude sur le terme de sa détention. Les comptes rendus des Mémoires de Maintenon publiés dans les périodiques français ou étrangers permettent de mesurer la notoriété de cet ouvrage étendue par deux traductions, en allemand et en anglais. Les marginalia de Voltaire sur un exemplaire de l’édition procurée par Pierre Delaire à Avignon en 1757 (Corpus des Notes marginales de Voltaire, tome 5) conservent de nombreuses traces d’une lecture attentive, mais ne comportent pas de commentaires. L’étude des notes critiques qu’il place dans son Essai sur l’histoire générale et que Philibert reprendra dans son édition en les atténuant (M4) confirme l’analyse menée dans nos éditions critiques du Supplément au Siècle de Louis XIV (OCV 32C) et des Mémoires de 1767 (OCV 65A) : Voltaire a le plus souvent tort quand il s’indigne de relever de prétendues grossières erreurs historiques sous la plume de La Beaumelle, qui indique fréquemment les sources de ses informations recueillies du côté de Saint-Cyr. On trouvera dans le t. XIV le dossier qui mènera en 1764 à la mise à l’index des Mémoires de Maintenon par le Vatican : le censeur ecclésiastique y relève les atteintes à l’autorité de l’Église ou à celle du pape, et les réflexions sur la révocation de l’édit de Nantes, le jansénisme ou le quiétisme, qui sont celles d’un huguenot.

La Correspondance a déjà fourni de nombreuses informations relevant de l’histoire du livre en élucidant la genèse complexe des éditions procurées par La Beaumelle depuis 1752, aussi bien celles de Mes Pensées, de la Vie et Lettres de Mme de Maintenon, de la Pucelle de Voltaire que des Mémoires de Maintenon. Ce volume éclaire l’histoire des contrefaçons des Mémoires de Maintenon. Celle de Pierre Delaire d’Avignon, annoncée dès le mois de décembre 1756 par une lettre circulaire aux libraires du Midi, ne paraîtra qu’à la fin de l’année (M1/L1-D). La Beaumelle croit que Delaire n’est qu’un prête-nom des libraires associés parisiens qui font courir le bruit d’une contrefaçon avignonaise lorsqu’ils mettent en circulation, courant janvier, la troisième édition (M3-1/L3). Ces libraires ont en effet réalisé clandestinement leur édition à partir des feuilles qu’ils n’ont pas déposées à la Bastille, trompant délibérément la perquisition du mois d’août 1756. Là encore, les démêlés de La Beaumelle avec les libraires montrent que, s’il a parfois tort, ses plaintes sont souvent justifiées. De son côté, Philibert de Genève donnera une édition des Mémoires augmentée de remarques de Voltaire (M4).

 

Le tome XII (janvier 1758 – juillet 1759 : lettres LB 3275 à LB 3547) permet de suivre les différentes étapes de l’installation de La Beaumelle en Languedoc. Reçu chez l’intendant et le commandant de la province à Montpellier, La Beaumelle goûte aux plaisirs de la célébrité et de l’aisance. Cette vie mondaine doit lui permettre de trouver un établissement par un mariage ou par l’acquisition d’une charge de conseiller à la cour des aides, ou encore d’une terre noble. Les négociations qu’il entreprend tournent autour des 50 000 £. Les difficultés auxquelles il se heurte et la proximité d’Avignon l’amènent à Nîmes où il brille dans les salons par ses talents de poète et la vivacité de sa conversation. Il y reçoit Maupertuis en route pour rejoindre Berlin, puis Mme Du Boccage et son mari. Il négocie sans succès avec le libraire Delaire une édition des Œuvres de Voltaire avec des notes critiques, et fait imprimer ses Lettres de M. de La Beaumelle à M. de Voltaire dont il corrige les épreuves. Il envisage de faire publier sa traduction de Tacite par le libraire Bruyset. Des propos inconvenants qu’il aurait tenus à une dame lors de la foire de Beaucaire lui valent trois jours d’arrêt à la citadelle de Montpellier, avant que le maréchal de Thomond ne le disculpe. Il passe plusieurs mois à Valleraugue, principalement occupé par l’affaire Dardelié, puis retourne à Nîmes où il se fiance avec Jeanne Pieyre, passe trois mois chez le duc d’Uzès, propose au comte de Saint-Florentin de rédiger des mémoires sur la situation des protestants en France. Il rompt par un mémoire imprimé avec sa fiancée et sa famille. Cet éclat le conduit à s’éloigner de Nîmes et à gagner Toulouse.

Pendant ces dix-huit mois La Beaumelle est difficile à suivre dans ses déplacements et dans ses séjours à Montpellier, à Nîmes, à Valleraugue ou à Uzès où il fait plusieurs séjours à l’invitation du duc qui l’associe à la rédaction d’un ouvrage philosophique de sa composition. Certains sont mentionnés dans la correspondance comme des intentions et ne se concrétisent pas, alors que d’autres n’y sont pas indiqués qui se réalisent. Les correspondants de La Beaumelle s’en étonnent à plusieurs reprises. En réponse à une question de son frère, il évoque seulement ses plaisirs et ses affaires.

C’est un protestant déclaré qui est honoré par l’intendant de Saint-Priest et par le maréchal de Thomond, et qui est sollicité pour appuyer des demandes auprès des ministres ou des évêques. Dans ses Mémoires de Maintenon, La Beaumelle a écrit tout le mal qu’il pensait de la révocation de l’édit de Nantes et de ses conséquences, soulignant que les mesures répressives exercées alors contre les protestants étaient toujours en vigueur. En mars, Malesherbes, après en avoir conféré avec l’intendant, l’avertit que sa religion lui interdit d’acquérir une charge à la cour des aides de Montpellier. La Beaumelle, soucieux de ne pas choquer ses coreligionnaires qui ont l’œil sur lui, sollicite auprès de l’évêque d’Alès, puis de celui de Nîmes des assouplissements aux conditions qui sont exigées des protestants pour leur mariage. Le commandant de la province ne le détourne pas d’écrire des mémoires sur la situation des protestants en France, qu’il enverra au comte de Saint-Florentin après avoir reçu l’accord de ce ministre.

Une part des activités de La Beaumelle concernant la tolérance civile des protestants demeure dans l’ombre. Dès son arrivée à Montpellier, Jean Angliviel s’inquiète du nombre de coreligionnaires que fréquente son frère dans la ville. Ses fréquents déplacements, notamment entre Montpellier et Nîmes, l’intriguent. En avril, La Beaumelle demande à La Condamine de trouver à Paris un représentant des protestants auprès de la cour de Versailles et, lorsque celui-ci lui propose un nom dont on apprendra qu’il s’agit de l’abbé Prévost, il s’en désintéresse. Il est lié avec Pierre Lecointe, le beau-frère d’Antoine Joseph Delacour, qui a des entretiens avec la marquise de Pompadour. Il participe à la rédaction d’une supplique des protestants au roi dont le principe a été décidé au synode national des Églises du Désert tenu début septembre. Il envoie à Maupertuis qui s’en inquiète les épreuves d’une diatribe contre la politique de Louis XIV qui ne verra le jour qu’en 1763. Comme Maupertuis, le pasteur Boyer reproche à La Beaumelle de prendre trop de risques.

La réédition refondue et augmentée de sa Réponse au Supplément au Siècle de Louis XIV que La Beaumelle se propose de donner sous le titre de Lettres de M. de La Beaumelle à M. de Voltaire ne sera publiée, partiellement réalisée, qu’en 1763. Prévue d’abord avec Delaire, elle sera annoncée en juillet 1758 avec de nombreuses annexes par Gaude à Nîmes, sans doute après l’échec du projet d’une édition annotée des Œuvres de Voltaire avec son collègue d’Avignon. Elle ne comprendra pas les annexes que La Beaumelle n’a jamais fournies, et reprendra avec une nouvelle page de titre et un nouvel avis au lecteur l’impression telle qu’elle avait été réalisée en 1758 par l’imprimeur Niel à Avignon et corrigée par La Beaumelle.

Deux documents (LBD 279-2) constituent des ébauches des « Mémoires d’Etat » que La Beaumelle adressera au comte de Saint-Florentin (voir t. XIII). Le premier est un brouillon d’une main inconnue portant comme titre : « Lettre de M. de La B. à M. le M. de Th. », dans lequel on reconnaît le maréchal de Thomond. Il porte sur le projet de création d’une banque protestante destiné à renflouer les caisses de l’État malmenées par la guerre de Sept Ans et à obtenir du roi l’amélioration de la situation politique des protestants en France. Le second reprend le texte du brouillon, en améliore la rédaction, et s’élargit en l’énumération des 70 questions de fond que soulève ce sujet religieusement et politiquement délicat. Ce long document, entièrement de la main de La Beaumelle, est intitulé : « Lettre de Mr le duc d’Uzès à M. de La Beaumelle », et ces deux noms, écrits avec une encre différente, ont été rajoutés ultérieurement. Ces deux textes constituent des ébauches des « Mémoires d’Etat » que La Beaumelle envoie au comte de Saint-Florentin en juin et juillet 1759. Ils contiennent déjà les mêmes expressions, et ils marquent les hésitations de La Beaumelle sur la forme qu’il convenait de donner à cet ouvrage, comme l’indique la lettre que le maréchal de Thomond lui adresse sur ce sujet à Uzès le 30 mars 1759 (LB 3496). La Beaumelle a été à plusieurs reprises l’hôte du duc d’Uzès. La lettre adressée à Uzès le 30 mars 1759 (LB 3496) par le maréchal de Thomond à La Beaumelle fait référence à un ouvrage qu’il lui a proposé et dont la forme reste encore à déterminer. L’oncle Jean Arnal du Gasquet fait allusion à ce projet le 14 avril (LB 3500).

 

Le tome XIII (août 1759 – février 1761 : lettres LB 3549 à LB 3704), sous presse, paraîtra fin 2017. La Beaumelle trouve à son arrivée à Toulouse les anciens condisciples de son frère, les avocats Belot et Senovert, qu’il a connus à Montpellier l’année précédente, et le procureur du roi Lagane. Dans la ville, il fréquente la société qui gravite autour Paul-Louis Mondran dont la sœur vient d’épouser le fermier général de La Popelinière. Il est invité à séjourner dans les châteaux du président d’Orbessan, du juge-mage de Morlhon et du président Le Franc de Pompignan, récemment élu à l’Académie française.

Le 19 août il adresse au comte de Saint-Florentin la suite de ses Mémoires sur la situation des protestants de France. Le ministre en accuse réception le 26, mais lui ordonne en termes menaçants d’en interrompre la rédaction, chargeant le maréchal de Thomond de veiller à ce qu’il obéisse. Nul n’ignore dans Toulouse la catholique que La Beaumelle est un protestant affiché.

Les activités de La Beaumelle à Toulouse durant les cinq derniers mois de 1759 ne sont guère connues. Il rassemble des documents pour une Histoire de Henri IV. Il rédige l’éloge de Maupertuis qui se transforme en une Vie de Maupertuis grâce aux matériaux qu’il recueille auprès des membres de sa famille et de ses amis Formey, Tressan, Jean II Bernoulli et La Condamine. Il étudie le droit pour devenir avocat. Sa fréquentation de l’hôtel de la comtesse de Fontenille ne se découvre qu’avec la descente de police qu’y effectue le capitoul François Raymond David de Beaudrigue le 9 janvier 1760 : il y est surpris en bonne compagnie jouant à des jeux prohibés. Le procès qui s’en suit va l’absorber pendant plus d’une année : décrété de prise de corps dès le 13 janvier par les Capitouls, il entre dans la clandestinité, et ne recouvrera son entière liberté de mouvement que le 17 février 1761 lorsqu’il sera acquitté par le Parlement.

Informéque le maréchal de Thomond a lancé l’ordre de l’arrêter, La Beaumelle se cache à Montauban dans le gouvernement de Guyenne, plus tard à Moissac. Le 22 mars 1760, il est condamné par contumace à dix années d’exil, à 500 livres d’amende et à être admonesté. Le conflit de juridiction entre la justice des Capitouls et celle du Roi l’empêche de purger son décret jusqu’à ce que le ministre Saint-Florentin enjoigne le 15 mai au maréchal de donner suite aux réclamations de La Beaumelle et de révoquer son ordre. Informé le 2 juin des nouvelles dispositions du commandant de la province, La Beaumelle se rend à Balaruc retrouver La Condamine qui y suit une cure, l’accompagne à Montpellier, à Arles et jusqu’à Avignon, puis s’installe à Valleraugue chez son frère à la mi-juillet. Il travaille à sa Vie de Maupertuis. Il se décide à partir pour Toulouse le 13 septembre pour s’y faire juger : intercepté sur la route de Montpellier par la maréchaussée, il obtient sur sa parole du comte de Moncan, qui commande la province en l’absence du maréchal, la faveur de se remettre libre à l’Hôtel de ville de Toulouse. Parti de Montpellier le 15 septembre, il se remet le 20, et il est logé chez le capitaine du guet. Les Capitouls le condamnent le 16 octobre à verser 500 livres à la ville, à s’abstenir trois années de Toulouse et à être admonesté. Dès le lendemain La Beaumelle fait appel devant le Parlement, est transféré dans la prison des Hauts-Murats d’où il obtient l’autorisation de sortir librement le 3 novembre, jour de la rentrée des vacations. En février il lance dans le public le Mémoire pour le sieur de La Beaumelle, appellant, contre M. le procureur général du roi, prenant la cause de son substitut à l’hôtel de ville, défendeur. Le 17 février le Parlement relaxe La Beaumelle de l’accusation criminelle et réduit l’amende à 50 livres.

Ce long procès ainsi brièvement résumé présente de grandes similitudes avec celui qui sera intenté aux Calas quelques mois plus tard, abstraction faite de son enjeu dramatique et de sa dimension tragique. Les mêmes protagonistes y sont déjà à l’œuvre, David de Beaudrigue, les juges du Capitole ou ceux du Parlement, le procureur du roi, les avocats, jusqu’à certains témoins. La procédure s’y déroule sur le même rythme et souffre des mêmes vices : mise en accusation entachée de plusieurs cas de nullité, premiers interrogatoires, intervention du procureur du roi, brief intendit, recollement des témoins, jugement des Capitouls en première instance, mémoires d’avocats, jugement en appel devant le Parlement. Le dénouement seul diffère : l’accusé sera finalement disculpé, le Mémoire qu’il a publié lui a acquis les faveurs de l’opinion publique comme fera celui de Beaumarchais dans l’affaire Goezman, mais a fait du capitoul David de Beaudrigue son ennemi personnel.

Cet acquittement final montre que La Beaumelle était personnellement visé dès le début de cette procédure. En l’absence de documents il est malaisé d’en saisir la cause précise. La Beaumelle évoque à plusieurs reprises l’action de ses ennemis auprès des autorités et la jalousie provoquée par sa notoriété parmi les gens de lettres. La Condamine constate avec regret que son arrogance et sa vivacité lui en suscitent partout, notamment auprès des femmes. La Beaumelle avance une raison particulière : David de Beaudrigue serait convaincu qu’il est l’auteur de la plainte envoyée par la comtesse de Fontenille au maréchal de Thomond après une première et infructueuse descente effectuéechez elle par le capitoul en décembre 1759.

Le maréchal de Thomond résiste aux pressions visant à lui faire révoquer son ordre d’arrêter La Beaumelle : il ne cèdera que devant le ministre qui évoque les inconvénients d’un conflit de compétence avec le Capitoulat. Il l’avait retenu à la citadelle de Montpellier en août 1758, mais l’avait vite disculpé, et il connaissait son zèle pour le protestantisme que La Condamine lui reprochait. Un changement est survenu depuis. La Condamine soupçonne son ami d’avoir été trop galant envers Mme de Thomond, et La Beaumelle confirme que de tels racontars courent à Toulouse. Ses Mémoires sur la situation des protestants sont vraisemblablement en cause.Le maréchal a été informé que La Beaumelle n’obtempérait pas aux ordres de Saint-Florentin, qu’il continuait à recueillir de la documentation à Berlin et en Suisse pour en poursuivre la rédaction, et peut-être même qu’il en avait montré des copies. Dans la lettre où il lui impose d’accéder à la requête de La Beaumelle, le ministre concède que le jeu n’était que le motif officiel de l’ordre du maréchal.

À son frère et à La Condamine qui le pressent d’aller à Toulouse purger son décret, La Beaumelle oppose la prudence qui lui conseille d’attendre que le sort de la comtesse de Fontenille, sa co-accusée, auquel s’intéressent l’intendant et le ministre, soit réglé conformément à son rang et aux intérêts de sa famille. Il pourrait craindre en effet une détention d’une durée indéterminée. Peut-être mise-t-il sur les bons offices de la duchesse d’Aiguillon auprès du maréchal de Thomond qui séjourne longuement à Paris. Ces deux mois d’hésitation pourraient avoir une autre explication que suggère une réflexion du maréchal de Thomond sur la confiance excessive que la duchesse d’Aiguillon accorde aux déclarations de La Beaumelle. Au terme de quelques considérations sur les relations féminines de La Beaumelle, La Condamine conclut qu’il n’est définitivement pas fait pour le mariage. Il lui prête aussi l’intention d’avoir voulu attendre que sa Vie de Maupertuis soit imprimée. La Beaumelle avait négocié l’établissement d’une imprimerie à Avignon lors de la semaine qu’il y passa seul après le départ de La Condamine. Peut-être a-t-il été tenté de quitter le royaume.

Deux importantes séries de documents sont proposées en marge de la correspondance : les Mémoires sur la situation des protestants, restés à ce jour inédits (LBD 293), et les pièces de la procédure de l’affaire des Capitouls (LBD 300).

Dans les « Mémoires d’État » qu’il adresse au comte de Saint-Florentin durant l’été 1759, La Beaumelle expose au ministre la situation de ses coreligionnaires que leur statut de nouveaux-convertis place dans un inextricable contradiction entre leur conscience et leur condition sociale. Il retrace l’histoire des assemblées du Désert depuis la naissance du mouvement prophétique, la forme de ces assemblées, l’état politique, ecclésiastique et civil de ses coreligionnaires. Il brosse des portraits à sa façon des pasteurs qu’il connaît. Quoique le comte de Saint-Florentin affecte une certaine indifférence à l’égard de ces mémoires – « je n’y ai rien trouvé qu’on ne sache déjà », écrit-il au maréchal de Thomond (LB 3565) –, ceux-ci présentent un intérêt certain par la quantité des informations qu’ils rassemblent et par leur façon d’entremêler enquête historique et réflexion juridico-philosophique. Le diagnostic que pose La Beaumelle et la réflexion qu’il mène annoncent son action future d’écrivain engagé, avant et pendant la tenue du synode national des Églises réformées de France en 1763.

La procédure dans l’affaire du jeu chez la comtesse de Fontenilles permet de retracer avec précision les étapes qui voient La Beaumelle poursuivi, perquisitionné, décrété au corps et incarcéré. Parmi les nombreuses pièces d’une instruction qui l’oppose au procureur du roi Charles Lagane et à la vindicte de David de Beaudrigue, on trouvera le Mémoire pour le sieur Angliviel de La Beaumelle. Bien qu’il soit acquitté, on verra dans le tome suivant que La Beaumelle n’a en pas fini avec le Capitoul, tant à titre personnel qu’à propos de l’affaire Calas. Dix jours avant que n’éclate l’affaire Calas (13 octobre 1761), David de Beaudrigue s’en prend à nouveau à La Beaumelle en le désarmant publiquement sur la place Royale de Toulouse. Autre coïncidence, La Beaumelle est en relation avec l’avocat David Lavaysse et avec sa fille Rose-Victoire (qu’il épousera en 1764), c’est-à-dire le père et la sœur de Gaubert Lavaysse, impliqué dans l’affaire Calas parce qu’il avait été invité à dîner à la rue de Filatiers le soir où Marc-Antoine Calas se pend…