Joël Fouilleron, Le rapport à l’autre dans l’ancienne France. Croyances, cultures, identités collectives (xvie-xixe siècle), Montpellier : Presses Universitaires de la Méditerranée, 2014, 544 p.

 

Sont ici rassemblés quinze articles ou contributions à des colloques réalisés entre 1974 et 2005 par Joël Fouilleron, maître de conférences à l’université Paul-Valéry de Montpellier, directeur du Centre d’histoire des Réformes et du protestantisme à partir de 1999. Ces quinze études ont pour cadre le Pas-de-Calais, l’Auvergne et le Languedoc. La préface de Daniel Roche insiste sur la démarche de Joël Fouilleron qui met à l’épreuve sur les territoires étudiés des hypothèses globales. Trois directions sont envisagées : le rapport entre orthodoxies et déviances et la géographie des comportements religieux ; la famille ; l’enseignement, l’étude des mots et de la lecture.

La première des quatre parties est consacrée au « service de Dieu ». Joël Fouilleron analyse d’abord la distance entre la légende et l’histoire à propos des cloches des cathédrales de Mende (xvie siècle) et de Saint-Flour (xviie-xviiie siècles) auxquelles la culture populaire de la fin du xixe siècle attribue le même nom – Marie-Thérèse – et le même poids de 500 quintaux. Montrant le caractère erroné de ces informations à partir des sources, l’auteur s’interroge sur la place des événements et leur signification dans la psychologie collective. Si la grosse cloche de Mende fut brisée en 1580 lors de la prise de la cité par les protestants, celle de Saint-Flour le fut sous la Convention. À partir de ces actes iconoclastes, Joël Fouilleron dévoile le rapport des catholiques, des protestants et des révolutionnaires aux cloches. La relation mystique, voire magique, des catholiques à celles-ci irrite les protestants. Pour le capitaine huguenot Mathieu Merle, la destruction des cloches de Mende est à la fois un acte de destruction de l’idole, une nécessité – la fonte du bronze en canons – et une opportunité lucrative avec la vente du métal restant. Pourtant, le sort des cloches est différent selon que la ville est prise par les armes, comme à Mende, ou qu’elle passe unanimement à la Réforme. Dans ce cas, les cloches sont conservées pour le culte, tout en leur ôtant tout anthropomorphisme ou pouvoir thaumaturgique. Suivent deux articles sur la Réforme catholique en Languedoc avec l’application des décisions du concile de Trente par quatre évêques de la famille italienne des Bonsi à Béziers aux xvie et xviie siècles et la formation du clergé dans le diocèse de Nîmes pendant les deux derniers siècles de l’Ancien Régime. Joël Fouilleron insiste sur deux points dans son étude des Bonsi : leur rôle dans la reconquête catholique et leur relation au roi de France. Issus du parti français en Italie, ils sont serviteurs de Dieu et du monarque. La double allégeance est parfois source de tensions. Si Béziers fait figure de bastion de la foi catholique dans le Languedoc du Grand Siècle, à Nîmes, l’épiscopat éprouve beaucoup de difficultés à mettre en place un séminaire. Le but est de lutter contre l’« hérésie » par une théologie populaire, claire et pratique. La piété occupe donc une grande place dans la formation des séminaristes. Dans un diocèse très touché par la Réforme, il s’agit d’édifier les fidèles par la dignité, la modestie et la sainteté.

La deuxième partie, intitulée « Les dissidences », s’ouvre sur deux chapitres qui permettent d’apercevoir la « force méconnue » du protestantisme auvergnat tant urbain que rural. Le premier article se concentre sur la présence protestante dans les montagnes de Haute-Auvergne. Le premier prédicateur luthérien est attesté dès 1534, l’Église d’Aurillac est dressée en 1561 et la cité prise par les réformés en 1569. Les nobles, entraînant leur clientèle, sont les premiers à se convertir, mais aussi à revenir à la religion du roi quand leurs intérêts sont en jeu. Pour ce protestantisme diffus et minoritaire, l’application de l’édit de Nantes se fait dans les conditions les plus sévères : à l’unique et bref culte seigneurial de Glénat, les protestants du bailliage d’Aurillac n’obtiennent qu’un seul lieu de culte supplémentaire au lieu de deux. Et quel lieu ! Loin des communautés urbaines, le hameau de La Gazelle est situé à 1 100 mètres d’altitude et ne compte que trois maisons protestantes sur vingt. Cette communauté est l’objet d’étude du deuxième article. Les membres de l’Église sont à peine 300 en 1684 et répartis sur 14 villages et hameaux dans 8 paroisses. Faute de finances pour la construction d’un temple, c’est la maison d’un ancien qui fait office de lieu de culte. Les familles situées dans la vallée de l’Allier ne s’y rendent que les dimanches de Cène. Cette communauté reste la moitié du temps sans pasteur. L’éloignement rend le ministère ruineux. Pourtant, Joël Fouilleron montre comment cette « huguenoterie paysanne » sous-encadrée offre un exemple de longue patience à travers les épreuves. Car, malgré les abjurations de façade de 1685, cette communauté, habituée au repli et au culte domestique, résiste mieux que d’autres au choc de la Révocation. L’endogamie protège un temps la cohésion du groupe déjà privé de ses nobles et de ses bourgeois. La famille est le refuge des déviances religieuses mais aussi leur faiblesse : « partout, quand un premier maillon cède (le père, la mère), commence le détricotage de la maison, qui perd son unité et sa force de résistance. » La lassitude du double jeu amène les derniers réformés à abjurer en 1716. Une ou deux générations plus tard, les prêtres louent la conviction et la ferveur des descendants des nouveaux convertis. Dans « La mémoire des mots », Joël Fouilleron aborde ensuite la question du vocabulaire de l’exclusion religieuse à partir du néo-jansénisme et de la « Petite Église », opposée à la Constitution civile du clergé et au concordat. Il montre comment les noms polémiques, qui désignent de longue date le « schisme » et l’« hérésie », tels les surnoms appliqués aux vaudois, ont la grande utilité d’accabler les anticoncordataires sans plus ample démonstration. Cette deuxième partie s’achève par l’étude de la personnalité de l’abbé Dulaurens (1719-1793), membre de la Congrégation de la Très sainte Trinité, auteur d’un libelle anonyme contre « la réputation de plusieurs personnes de la ville » de Douai. Pour cet esprit vif, la lecture et l’écrit, où il pourfend la domination masculine et défend la bourgeoisie contre la noblesse, sont une source d’évasion.

Joël Fouilleron traite dans la troisième partie (« Passeurs de savoirs ») de l’enseignement et du livre. Après avoir analysé le rôle joué par les écoles et les collèges dans la rivalité entre oratoriens et jésuites dans le diocèse d’Arras au xviiie siècle, l’auteur consacre un deuxième article aux violences qui accompagnent l’expulsion des jésuites de Mauriac en 1762. Si la population, sous la pression du contexte national, se détache de la Compagnie de Jésus pour mieux préserver son collège, la vente des biens de l’établissement provoque une émeute. L’affaire laisse entrevoir la rivalité entre les élites de Mauriac et d’Aurillac autour des collèges mais aussi le problème de l’obéissance à un roi qui s’oppose à la religion véritable. Dans le troisième article, Joël Fouilleron s’interroge sur la pertinence du concept de déclin monastique à partir des inventaires révolutionnaires réalisés en Languedoc. Il questionne les affirmations d’« essoufflement » de Jean Delumeau, de « déprise » de Marc Venard voire de « déconfiture » de Pierre Chaunu. Si l’on peut tirer des enseignements des listes dressées, telles l’importance de la littérature tridentine et la faiblesse des ouvrages laïques, l’inventaire montre en définitive ce que les moines veulent bien laisser voir et ce que les commissaires, peu curieux, veulent bien voir. Mais rien ne nous permet de connaître les livres cachés car aimés ou de valeur. Cette partie s’achève par l’étude de l’Instruction de la jeunesse en la piété chrétienne (1655) de Charles Gobinet, ancien principal du collège du Plessis de l’université de Paris. Ce docteur de la Sorbonne veut développer une piété intérieure et individuelle, un art de lire les bons livres mais aussi de préserver la jeunesse des dangers du siècle. Gobinet ne réserve pas la lecture des ouvrages religieux aux seuls clercs, même si cet accès doit être très encadré. Il se méfie de la jeunesse, touchée par une « inclination […] plus grande pour le mal que pour le bien ». Joël Fouilleron analyse ensuite le succès et la postérité de l’œuvre, diffusée dans toute l’Europe, y compris dans des pays protestants comme la Suède, reprise et modernisée jusqu’à l’époque contemporaine.

Dans la quatrième et dernière partie (« Premiers et seconds rôles »), l’auteur s’intéresse à quelques figures auvergnates et languedociennes et à l’utilisation de leur mémoire. Celle de Gerbert d’Aurillac, « le plus grand intellectuel de l’an mil », est débattue non seulement par les catholiques, mais aussi par les protestants. Le parcours brillant de cet homme d’extraction modeste est vu comme la main de Dieu ou du diable selon les auteurs. L’image médiévale du mage et du magicien reprend de la vigueur au xvie siècle chez les protestants luthériens et calvinistes. Philippe Duplessis-Mornay fait de Gerbert un nouveau Faust pactisant avec le diable, lorsqu’il reprend les fables médiévales afin de mieux atteindre la papauté. Pour autant, l’opposition de Gerbert à l’autorité romaine lors du concile de Saint-Basle-de-Verzy (991) attire la sympathie et fait de l’Auvergnat « un pape un peu moins malfaisant que les autres ». Au xixe et au début du xxe siècle, certains font de Gerbert un « proto-protestant ». Tel est le cas du comte de Résie, pour lequel « il y a peut-être du Luther dans cet esprit ardent et inquiet ». Du côté catholique, les gallicans font de Gerbert l’un des leurs, tandis que les ultramontains l’attaquent, tout en défendant Sylvestre II contre les accusations de Duplessis-Mornay. En Auvergne, la figure locale est reprise au xvie siècle dans la lutte contre la Réforme. Au xixsiècle, elle est utilisée cette fois dans la rivalité qui oppose Aurillac à Saint-Flour pour le statut de chef-lieu du Cantal. Joël Fouilleron s’intéresse, dans l’article suivant, à la fondation du prieuré de Saint-Flour par Odilon de Mercœur, cinquième abbé de Cluny, et à la mémoire qu’elle suscite. L’auteur retrace ensuite la carrière théâtrale itinérante du comédien et révolutionnaire Fabre d’Églantine (1750-1794). Délaissant Limoux, Carcassonne et la carrière qui lui était promise, ce dernier se lance sur les routes pour jouer la comédie malgré le statut de marginal du comédien dans la France du xviiie siècle. C’est dans les personnages joués que vient la motivation de ce fils de marchand : « Il renie par le théâtre sa roture d’origine et entre dans une noblesse onirique ». Mais ses échecs répétés amènent Fabre à s’installer à Paris deux ans avant que n’éclate la Révolution. L’ouvrage s’achève sur la personnalité de l’abbé Jacques-Paul Migne (1800-1875), d’origine auvergnate, fondateur des « Ateliers catholiques » du Petit-Montrouge.

L’ouvrage comprend d’amples annexes avec une chronologie et une bibliographie de l’auteur. À cela s’ajoutent de nombreuse figures, cartes, tableaux ou encore généalogies. Ce travail d’un « historien de qualité » (Daniel Roche) nous permet de mieux saisir une société aujourd’hui disparue.

 

Steve Deboos

 

Jérémie Foa, Le Tombeau de la paix. Une histoire des édits de pacification (1560-1572), préface d’Olivier Christin, Limoges : PULIM, 2015, index, bibliographie, 545 p.

 

Le Tombeau de la paix. Une histoire des édits de pacification (1560-1572) constitue une somme sur la coexistence religieuse durant le règne de Charles IX. Jérémie Foa suit le parcours de plus d’une soixantaine d’hommes envoyés par la Couronne pour établir la paix dans le royaume, au lendemain des premières guerres civiles. Les prédicateurs enflammés, les capitaines et les victimes héroïques cèdent la place à des commissaires laborieux qui, parfois au risque de leur vie, essaient de restaurer le lien social rompu par la violence religieuse. De 1563 à 1572, quarante-trois des cinquante villes les plus importantes du royaume ont été visitées et vingt-et-une à deux reprises. La politique irénique de Charles IX n’est donc pas un affichage et mérite une analyse détaillée, certes parfois un peu dense.

Cet ouvrage, à l’origine une thèse de doctorat, s’inscrit dans le sillage du texte fondateur d’Olivier Christin sur les paix de religion en Europe (La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au xvie siècle, 1997) et dont l’auteur fut le directeur de Jérémie Foa. Mais ce dernier reconnaît aussi bien volontiers sa dette à une tradition anglo-saxonne plus sensible à la mise en œuvre pratique des décisions de l’autorité centrale[1]. Voilà pourquoi il reprend la question d’une pacification imposée par le haut pour l’articuler aux instances locales des corps de ville, de leur clergé et de leur minorité. Les commissaires sont des témoins et des acteurs de « la construction d’une paix négociée, à la croisée des incitations royales et des propositions locales. » (p. 34). Ceux-ci bénéficient d’une liberté qui résulte d’une mission contradictoire. D’un côté, ils doivent oublier les excès et abus durant la guerre civile, au nom de la politique d’amnistie. De l’autre, ils doivent répondre aux sollicitations des victimes pour rétablir la paix sociale. Jérémie Foa déploie cette contradiction au long de neuf chapitres chrono-thématiques. Les deux premiers présentent les tâtonnements, puis la création de ces nouveaux agents royaux, de l’édit de Janvier à la paix d’Amboise et ses suites avec les commissaires de parachèvement. Puis six chapitres déclinent une étude fine d’un corpus de cent-cinquante-huit remontrances, étayée de cas choisis dans tout le royaume. Celle-ci révèle non seulement l’impressionnant enquête archivistique, mais aussi des analyses sophistiquées grâce auxquelles toute une société locale est dévoilée par ses conflits, à la manière de la microstoria. Enfin, un dernier chapitre conclusif interroge l’échec des derniers commissaires, les « surintendants de justice », amorce d’une institution stable, mais fauchée par le massacre de la Saint-Barthélemy.

Le premier apport de ce travail est la découverte de ces peace builders de la Renaissance tardive. Dans le sillage de l’édit de Janvier, les premiers échouent, trop suspects aux yeux des gouverneurs et des Parlements. Aussi, à la suite de la paix d’Amboise en 1563, la Couronne désigne des commissaires choisis au sein de la robe parisienne, moyen de réintroduire les conseillers du Parlement dans le jeu de la paix. Cependant, face aux difficultés locales de la coexistence, elle désigne plus tardivement de nouveaux agents désormais enracinés dans leur province. Les commissaires de l’édit de Saint-Germain en 1570, bien moins nombreux, sont, quant à eux, des maîtres de requêtes, plus jeunes et sous la férule directe de Charles IX. À la différence des premiers, ils sont destinés à être sédentarisés, mais les tueries de la Saint-Barthélemy mettent fin à l’expérience.

Par cette invention, le pragmatisme de la royauté en quête d’un apaisement viable est démontré. Mais au-delà d’une histoire institutionnelle ennuyeuse, Jérémie Foa nous fait entrer dans le quotidien de ces acteurs politiques. Comment sont-ils choisis ? Quels sont leurs réseaux ? Comment sont-ils reçus dans les villes ? La reconstitution de leur itinéraire montre que ce sont des « hommes de frontière », frontière confessionnelle, sociale et géographique. Ils en jouent, d’ailleurs, pour mieux se légitimer face aux doléances des sujets.

Ces suppliants, quoiqu’ils en appellent au bien commun, réclament justice en vertu de leur appartenance confessionnelle. La mutation séculière par la pacification n’est donc que partielle. Les griefs, découlant des prérogatives des commissaires, sont prioritairement les litiges dus au culte, la restitution des biens pillés durant la guerre, le solde des impositions extraordinaires et enfin le retour des exilés. Si les commissaires semblent parvenir à politiser les différends et à faire du roi l’arbitre souverain, la minorité réformée s’avère défavorisée. C’est ce que l’auteur démontre de manière convaincante. Les religionnaires ayant dû fuir leur cité durant les troubles ont bien du mal à récupérer leurs biens et leur honneur. Ils ne parviennent pas, sauf exception, à avoir des représentants dans les échevinages, tandis qu’ils sont lourdement taxés pour épurer les dépenses militaires. Enfin, leur culte est marginalisé par son exclusion hors du bourg.

Toutefois, les huguenots sont combattifs et profitent des ambiguïtés de la législation pour affirmer leur visibilité. Ce sont, par exemple, des boutiquiers qui travaillent ou font bonne chair les jours de fête catholique ou de Carême. Ils imposent ainsi par le regard – sur l’ouvroir – ou par les sens – l’odeur du fumet –, leur présence dans la cité. Les guerres de Religion redéfinissent ainsi la frontière du domestique et du public, qui tend de plus en plus à coïncider avec la sphère privée. Jérémie Foa souligne avec pertinence que « le domestique ne devient pas “privé” par l’effet magique d’une attraction irrésistible vers la modernité ni par une intériorisation spontanée des normes de pudeur ou de l’intime : c’est parce que la promiscuité traditionnelle de voisinage engendre, en contexte de coexistence, d’interminables conflits qu’il importe de l’atténuer » (p. 425). L’auteur renouvelle ainsi l’approche éliasienne de l’histoire en la contextualisant au plus près du sociopolitique et du local.

Enfin, en 1571, le fiasco des derniers agents de la paix, envoyés dans quatorze villes pourvues d’une forte minorité protestante, éclaire le massacre de la Saint-Barthélemy. Jérémie Foa met en lumière la contradiction de la mission, tantôt bienveillante au lendemain d’Amboise, tantôt sévère quand les troubles reprennent. Cependant, le projet d’une institutionnalisation à travers la sédentarisation des commissaires dénote l’irénisme des Valois, à la veille de la tuerie. Mais il révèle aussi le recours monarchique à l’extraordinaire à travers ceux-ci comme il le sera quelques mois plus tard dans la brutalité.

L’auteur conclut sur l’échec des commissaires de paix de religion. Leur isolement, l’engorgement des audiences, les obstructions à la cour et le parasitage de la guerre constituent des causes objectives. Mais Jérémie Foa souligne également le caractère fictionnel de leur neutralité confessionnelle, à l’aune d’une pratique privilégiant la majorité catholique. « Les commissaires trouvent une solution au vivre-ensemble non pas en imposant aux deux religions de disparaître de l’espace public mais bien en confinant les huguenots, sauf exception, à l’intérieur de leurs demeures ou en les exilant à l’intérieur des villes. » (p. 483).

Avec cet ouvrage, Jérémie Foa renouvelle notre vision de la plus violente décennie des guerres de Religion. Il en déploie toute la complexité à travers une paix paradoxale plutôt que le spectaculaire du massacre, mais qui s’avéra toute aussi déterminante pour saisir le premier déclin des religionnaires.

 

David El Kenz

 

Sylvie Daubresse et Bertrand Haan (dir.), La Ligue et ses frontières. Engagements catholiques à distance du radicalisme à la fin des guerres de Religion, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, collection « Histoire », 2015, 258 p.

 

Le présent volume, résultat d’une journée d’étude organisée en mars 2013 à l’université Panthéon-Assas (Paris II), rassemble douze contributions. De façon globalement éclairée l’ouvrage traite de la période des troubles de la Ligue et dépeint le parcours de tant de régnicoles français qui, tout en se revendiquant bons catholiques, ont opté pour un rejet assumé des partis royaliste et ligueur, pour une adhésion conditionnelle et/ou intéressée à la Ligue ou pour une condamnation de celle-ci. Autrement dit, on est loin des Ligueurs de l’exil étudiés par Robert Descimon et Ruiz Ibáñez et plutôt du côté d’une modération nuancée. L’originalité de cet effort collectif réside à la fois dans le fait d’offrir une interprétation d’engagements dont les motivations sont pour la plupart peu ou prou explicitées et dans le choix d’interroger le phénomène au prisme des individus, des corps constitués ou des communautés rurales et citadines, sans le restreindre à un unique groupe social.

La contribution de Nicolas Le Roux ne figure pas en tête de volume, mais elle pourrait faire office de chapitre initial car elle fournit un état des forces rassemblées par les camps royaliste et ligueur peu après l’assassinat des frères Guise à Blois et son éventuelle évolution au lendemain de l’assassinat d’Henri III. Elle précise donc les enjeux des troubles de la Ligue. Fondée en partie sur deux analyses de la France politique composées en 1589 par Giovanni Maria Manelli, secrétaire du cardinal de Gondi, la démonstration de Le Roux suggère que la crise ouverte par les assassinats des Guise a vraisemblablement durée autant en raison de l’équivalence des forces déployées par les deux partis. Si d’après Manelli, le parti royaliste a rallié la majorité de la noblesse du royaume et les princes du sang, la Ligue a de son côté pris, sous son contrôle, une plus vaste portion de royaume, mais, surtout, un plus grand nombre de villes, y compris plusieurs capitales régionales avec, à leur tête, Paris. Or, comme le fait remarquer Le Roux, la maîtrise des villes était essentielle pour peser dans un conflit. Encore faut-il qu’il y ait unité et cohésion à l’intérieur des partis. Si cela vaut aussi pour le parti royaliste, la Ligue illustrée dans ce volume a en tout cas été traversée par des fragmentations multiples, notamment déterminées par la présence en son sein d’acteurs aux aspirations on ne peut plus différentes.

Tout d’abord, plusieurs contributions laissent apparaître les difficultés rencontrées par la Ligue à s’attacher les engagements d’individus qui se sont perçus avant tout comme membres de communautés d’intérêts, voire comme rouages de « cet autre corps du roi, qui persiste légitimement, même sans le roi, autrement dit “l’État et couronne de France” » (p. 220). C’est le cas des magistrats des cours souveraines au centre des contributions signées par Sylvie Daubresse, Olivier Poncet et Stéphane Gal. Nombre d’entre eux se sont rangés du côté de la Ligue pour des raisons n’étant pas toujours reconductibles au schéma d’une adhésion sincère aux idéaux ligueurs. S. Daubresse, dans le cas des magistrats du Parlement de Paris, et O. Poncet, dans le cas des magistrats de la Cour des monnaies, s’efforcent avec brio de les restituer, malgré le manque de témoignages directes. Quoi qu’il en soit, beaucoup de magistrats ont bien rallié la Ligue. En ce qui concerne la Cour des monnaies, son personnel a même quasiment fait bloc derrière la Ligue jusqu’à la reddition de Paris. Ces nombreuses adhésions individuelles, au grand dam d’Henri III et d’Henri IV, ont par ailleurs acquis à la Ligue des éléments essentiels du corps politique du royaume, les cours souveraines, en mesure d’apporter une caution légale au contre-pouvoir ligueur. Mais c’est justement là que le bât blesse. Ce que ces magistrats pouvaient accepter en tant qu’individus, selon leur conscience, ils ne pouvaient pas nécessairement le valider en tant que gardiens de la continuité de l’État et de l’intérêt général. Que l’intérêt général ait été confondu pour un temps avec quelque chose d’autre que le camp royaliste n’oblitère pas le fait que les magistrats, en rupture avec Henri III et Henri IV, ont (finalement) fait primer leur ethos professionnel quand celui-ci s’est montré incompatible avec leur foi.

Ainsi s’explique, par exemple, l’arrêt Le Maistre de 1593, œuvre des magistrats du Parlement de Paris, suite à la menace alitée par les différentes instances ligueuses d’un transfert de la couronne de France à une puissance étrangère. Ou encore les nombreux exemples, mobilisés par O. Poncet, de blocages opposés par la Cour des monnaies, pourtant alignée à la Ligue, mais gardienne de la stabilité monétaire, aux tentatives initiées par le duc de Mayenne de manipuler les frappes monétaires pour renflouer les caisses de la Ligue.

Le même souci du devoir à accomplir qui a eu raison d’une initiale réticence à accepter un roi non catholique s’est manifesté chez les magistrats du parlement du Dauphiné étudiés par S. Gal, bien qu’avec une issue différente et singulière. S. Gal, par le biais du premier président Rabot d’Illins, reconstruit l’histoire d’un groupe de magistrats demeurés jusqu’en 1590 à Grenoble, pourtant ville acquise à la Ligue, qui a refusé haut et fort de s’aligner aux deux partis en lutte pour leur opposer une troisième voie : la voie de la justice, placée au-dessus des partis, et seule capable de préserver l’ordre et la continuité de l’État.

En dehors du monde judiciaire et des cours souveraines, d’autres types des groupes arborant des intérêts collectifs ont à la fois façonné et compliqué l’histoire du mouvement ligueur. Dans sa contribution Fabien Salesse évoque le cas de la ville de Riom qui entre le choix de se soumettre aux instances supérieures de la Ligue et le choix de préserver son intérêt menacé de « ville principale et capitale d’Auvergne » a plutôt opté pour le second choix. D’ailleurs, F. Salesse démontre bien que l’adhésion de Riom à la Ligue s’est surtout produite pour déposséder la ville de Clermont, elle restée dans le camp royaliste, du statut de capitale d’Auvergne qu’elle détenait. Quant à la contribution de Philippe Hamon, parmi les plus novatrices du volume, elle met en scène les laissées-pour-compte de l’historiographie sur les guerres de Religion : les communautés rurales, en particulier les Gautiers en Normandie et les « communes » en Bretagne. Dans les deux cas, entre 1589 et 1590, il y a eu mobilisation armée en faveur de la Ligue, sollicitée per les chefs ligueurs locaux ou tout simplement spontanée. Les paysans impliqués dans ces mobilisations n’ont pas légué à la postérité, comme c’est souvent le cas d’ailleurs, les raisons de leur engagement. Cependant, contrairement à ce que peuvent laisser penser les témoignages ligueurs et royalistes de l’époque, repris par certains historiens contemporains, leur intervention n’aurait pas été motivée, selon Ph. Hamon, par des questions d’ordre religieux ou par une volonté de subversion sociale. Les preuves convoquées par l’auteur, en effet, ne confortent pas ce type d’interprétation. La priorité n’est pas donnée à la défense d’un parti politico-religieux, mais plutôt à la lutte contre « les fauteurs de désordre que le contexte de la guerre civile vient compliquer sans le remettre en cause » (p. 105). Or, pour les paysans examinés par Ph. Hamon, mus par un fort esprit communautaire et le désir de s’intégrer à la société politique du royaume par le service armé, la menace de l’ordre, croient-ils, provient des troupes royalistes. Ainsi naît l’engagement en faveur de la Ligue situé, cependant, en marge de ce parti. En somme, autant d’exemples d’une modération assumée, d’une absence de radicalisme, voire d’une Ligue décalée.

Mises à part les contributions de Fabrice Micallef, portant sur les louvoiements de la haute noblesse catholique de Provence, et de Luc Racaut, revenant sur la trajectoire originale du prêtre René Benoist et son habilité à s’adresser à des sensibilités religieuses différentes au risque de passer pour un politique et un dissimulateur, les autres contributions du volume introduisent des personnages ayant par la parole ou par l’écrit critiqué le recours à la violence pour ramener l’unité de la foi.

Thierry Amalou se focalise sur un prêche au ton irénique prononcé en novembre 1588 en annexe des États de Blois par Claude d’Angennes, évêque du Mans. Ce prélat, par ailleurs favorable à la réception du concile de Trente, préconise lors du prêche, ensuite censuré par faculté de théologie de Paris, de ranger les armes et de ramener les huguenots à la foi catholique par voie de douceur. Par cet acte d’Angennes se pose clairement à contre-courant par rapport à la majorité du clergé venue siéger aux États pour prôner, entre autres, une intransigeance vis-à-vis des huguenots, et dont T. Amalou esquisse un portrait général. Gregory Bereiter, pour sa part, exhume un texte de 1594 inédit et intitulé Oraison sur les miseres de la France qu’il attribue, peut-être trop hâtivement, à Arnaud Sorbin, évêque de Nevers. Dans ce texte l’auteur anonyme, à l’instar de Claude d’Angennes cinq ans plus tôt, y condamne l’usage de la violence perpétrée au nom de Dieu. S’il n’y propose pas un rapprochement entre catholiques et huguenots, ni une reconnaissance d’Henri IV, il ouvre la voie à une désarmement en niant sur des bases scripturaires le recours à la violence au nom de la foi. Le jurisconsulte gallican Guy Coquille, au centre de la contribution de Nicolas Warembourg, témoin depuis trois décennies de la faillite de la violence comme instrument apte à rétablir l’unité de la foi porte également un regard critique sur l’usage de la violence pour cause de religion. Il l’exprime à travers plusieurs écrits composés, avant et durant les troubles de la Ligue, et utilisés par Warembourg pour démontrer que Coquille, jugeant avec sévérité les empiètements du politique sur le religieux et la primauté du pape, estimait que le seul remède pour sortir du chaos passait par une réformation de l’Église gallicane, soit un remède religieux pour un problème strictement religieux.

Pour conclure, il faut saluer la parution de ce volume qui, outre qu’il met en lumière la variété des instances agissantes à la fois dans les camps royaliste et ligueur, mais aussi en dehors, aborde efficacement la problématique des engagements en temps de crise à l’aune de la double articulation individuel-collectif. Dernier mérite de cet ouvrage, et pas des moindres, la cohésion des contributions réunies qui, en se recoupant sur de nombreux points, se complètent et formulent des conclusions généralisables.

 

Tomaso Pascucci

 

Karin Maag, Lifting Hearts to the Lord: Worship with John Calvin in Sixteenth-Century Geneva. Grand Rapids (Michigan) : William B. Eerdmans Publishing Company, 2016, xiv-209 p.

 

Karin Maag nous offre une excellente collection de sources originales du xvie siècle, traduites en anglais, qui projette une claire lumière sur le culte et la liturgie à Genève à l’époque de Jean Calvin. Les spécialistes de la Réforme devraient être intéressés par cette édition, mais elle est surtout idoine à l’enseignement, et les paroisses d’aujourd’hui y trouveront des thèmes propres à provoquer des discussions enrichissantes. Après une excellente introduction, qui décrit le retour de Calvin à Genève en 1541 après trois ans d’exil à Strasbourg, K. Maag reproduit des documents montrant les pratiques religieuses et les mœurs à Genève sous divers points de vue. Elle fournit pour chaque document une brève introduction et des annotations fort utiles. Parmi ces sources, l’on en trouve beaucoup écrites par Calvin lui-même, y compris un sermon, des commentaires bibliques et des extraits de L’Institution de la religion chrétienne, son œuvre maitresse. Le lecteur trouvera intéressant les extraits de la correspondance du réformateur dans laquelle il affirme, entre autres, que la Sainte Cène, à la différence de l’Eucharistie catholique, n’est pas un sacrifice et qu’il n’y a aucune présence physique de Jésus dans le pain et le vin du sacrement. Très importantes sont aussi les lettres écrites par le Réformateur aux réformés en France dans lesquelles, d’un côté, il interdit l’iconoclasme comme un acte intolérable de désobéissance, et, de l’autre côté, il insiste sur l’importance de se réunir, même clandestinement, pour des services religieux afin de prier, d’écouter des sermons et de renforcer la foi commune. Frappante est la description, écrite par un catholique anonyme en 1556, des pratiques religieuses à Genève ; il observe, avec désapprobation, que les pasteurs s’habillent comme des avocats plutôt que comme des prêtres et qu’il n’y a plus d’images dans le temple, où on trouve, par contre, un pupitre et beaucoup de bancs pour que les gens puissent s’asseoir pour écouter le sermon en silence, sans prononcer à haute voix des prières individuelles, telles que l’Ave Maria. Dans un autre document, un pasteur qui dessert des Églises rurales donne des conseils à son successeur ; l’ancien ministre est de l’avis, par exemple, que, pour éviter l’ire de la congrégation, il faut terminer le culte peu après que les derniers grains de sable sont descendus dans le sablier que l’on utilisait pour mesurer la durée des services. Ce pasteur fournit aussi des questions précises à poser aux paroissiens avant la célébration de la Cène pour constater s’ils connaissent assez bien les principes de base de la foi. Un jeune apprenti épicier de Bâle décrivant sa vie à Genève rapporte que les foyers avaient l’habitude, matin et soir, de rendre hommage à Dieu par des prières familiales.

  1. Maag présente d’autres documents qui servaient de guides pour les pasteurs dans l’administration de la liturgie. Nous trouvons, notamment, la forme des prières au début et à la fin du culte et la propre administration des sacrements du baptême et de la Cène ; les baptêmes devaient avoir lieu à la fin du sermon du catéchisme, le dimanche à midi, ou à la fin du sermon d’un autre jour de la semaine. Basée en grande partie sur celle du Réformateur Guillaume Farel, la liturgie du mariage décrète que cette cérémonie doit avoir lieu le dimanche dans le cadre du culte régulier. Le Catéchisme de 1542 donne des prières à réciter pendant les divers moments de la journée. La prière à prononcer avant de se coucher inclut la supplication de dormir juste assez pour reprendre la force pour bien servir Dieu ; la nécessité morale d’éviter le sommeil excessif évoque la thèse de Max Weber que le calvinisme, avec son aversion pour la paresse et le luxe et sa forte éthique de travail, nourrira l’esprit du capitalisme. De la même façon, Calvin insiste sur la nécessité de pas perdre du temps en répétant la même prière maintes fois de suite, déclarant qu’une telle réitération des prières équivaut à traiter Dieu comme un petit enfant. Le Réformateur met aussi en garde contre l’idée que Dieu réside dans le temple ou bien qu’il écoute les prières plus attentivement dans le lieu du culte qu’ailleurs.

Calvin affirme qu’avant de recevoir la Cène, chacun doit avoir la foi et se repentir de ses péchés, mettant en garde contre les risques de prendre le sacrement indignement. Tout en affirmant, en citant l’apôtre Paul, que ceux qui mangent le pain ou boivent la coupe indignement mangent et boivent un jugement contre eux-mêmes (1 Corinthiens 11, 27-29), il soutient que ni la foi ni le repentir ne peuvent jamais être parfaits. Le Consistoire, institution créée par Calvin en 1541 afin de contrôler la moralité à Genève, avait le droit d’exclure et d’admettre à la Cène, et K. Maag a très bien choisi les extraits pertinents des registres du Consistoire. Les membres du Consistoire étaient tous des pasteurs ou des anciens de la ville et ils se réunissaient chaque jeudi pour interroger les gens soupçonnés de dévier des mœurs réformées. Pendant les premières années de son existence, le Consistoire s’intéressait surtout aux pratiques religieuses des Genevois et à leur connaissance des principes de la foi Réformée. Quelle que soit la raison pour laquelle une personne est convoquée, le Consistoire souvent lui demandait si elle assistait aux sermons et si elle était capable de réciter le Notre-Père et le Credo. Pendant ces premières années, Calvin et ses collègues exhortaient les gens à cesser de prier la Vierge Marie, de réciter le rosaire, de faire le signe de croix et d’assister à la messe dans des communautés catholiques voisines. Nous trouvons des cas où les pasteurs et le Consistoire, du point de vue moderne, semblent bien trop rigides envers les laïcs, un excellent exemple est le refus de baptiser des enfants avec des prénoms considérés superstitieux comme Claude, le nom d’un saint local.

Les documents inclus dans ce volume sont fort bien complétés par des illustrations, des questions provocantes et de explications historiques convaincantes. En bref, Karin Maag a produit une très bonne ressource pour les historiens, et surtout pour les étudiants en histoire.

 

Jeffrey R. Watt

 

Jean-Charles Tenreiro (dir), Juifs et protestants. Une fraternité exigeante, Lyon : Olivétan, 2015, 381 p.

 

Juifs et protestants ont une longue proximité historique, culturelle, spirituelle, mais une proximité complexe, d’où ce sous-titre de « fraternité [qui signifie aussi parenté] exigeante », car elle n’accepte pas tout. Cet ouvrage se situe entre longue durée et actualité. Il se présente comme une interrogation interne au protestantisme :il n’exprime pas une position officielle, mais donne des jalons pour une réflexion. Déjà en 2010, s’était tenu un colloque « Foi protestante et judaïsme » ; à sa suite, à la demande de l’Église Réformée de France, un groupe a été constitué, dont J.-Ch. Tenreiro a été le modérateur et le coordinateur, pour regrouper les positions déjà existantes, tant au niveau national qu’œcuménique interconfessionnel. Il réunit douze intervenants, tous protestants, auxquels ce livre ajoute six autres et de nombreux textes.

Le premier point à préciser, c’est le sens des mots employés car, au cours des siècles, ils ont souvent changé. Ainsi bien faire la distinction entre judaïsme (une religion) et judaïté, désignée comme un phénomène biologique, une race, un peuple, ce qui amène à écrire Juif avec une majuscule, alors que le tenant de la religion est juif. Beaucoup de mots ont une pluralité de sens : Israël, sionisme, Bible… et les contraires : antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme. Le pasteur Roland Poupin, président de la Commission de la Fédération protestante de France (FPF) pour les relations avec le judaïsme, dès son introduction, attire l’attention sur ce problème, le sens des mots employés, et il y revient dans un chapitre intitulé « Éléments de vocabulaire des relations judéo-protestantes ».

La première partie, « Jalons bibliques », est consacrée à l’exégèse, comparant la façon dont textes et personnages ont été compris dans les deux religions. Malgré leur clarté et leur grand intérêt, nous ne les commenterons pas, préférant nous concentrer sur les apports des historiens dans ce débat. La deuxième partie concerne l’état des dialogues entre juifs et chrétiens, par les Eglises orthodoxes, catholique romaine, protestantes et le Conseil œcuménique des Église (COE). On trouve là leurs textes officiels et l’on constate (pasteur Alain Blancy) que la théologie chrétienne a évolué à partir de la Shoah. Les premières initiatives de rapprochement, dues à Jules Isaac, datent de 1947. Il y avait de nombreux protestants dans son entourage ainsi que dans la jeune Amitié judéo-chrétienne. Foi et Vie publie en 1947 son premier Cahier d’Études juives dans lequel le pasteur Westphal, qui soutient Jules Isaac, appelle à demander pardon.

La troisième partie a pour titre « Juifs et protestants en France ». Dans un premier chapitre, Patrick Cabanel rappelle les points communs : l’attachement à l’Ancien Testament, le fait que pasteurs et rabbins ne sont pas des prêtres, leur relation décomplexée à l’égard de l’argent (ce qui en fait des entrepreneurs et des banquiers), leur situation d’ultra-minoritaires ayant connu les persécutions, l’affaire Dreyfus vue comme une répétition de l’affaire Calas, enfin, leur attachement à la République et à la laïcité qui en a fait les premiers soutiens de la Troisième République, ces « fous de la République » que voue aux gémonies la droite extrême, Charles Maurras mêlant dans la même réprobation, le protestant, le juif et le franc-maçon. Ce sont ces « affinités électives » que développe P. Cabanel en rappelant, notamment, l’aide que les protestants ont apportée aux juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et l’importance des Justes protestants par rapport au faible nombre de réformés. André Encrevé, avec force textes éclairants, développe deux de ces points, l’affaire Dreyfus et cette aide pendant la Guerre à l’égard des « frères de la Bible », et il en traite un troisième, la façon positive et souvent enthousiaste dont les protestants ont accueilli la création de l’État d’Israël, « terre promise », « peuple de Dieu » étant les expressions répétées. Qui alors, après le choc de la Shoah, se soucie de « la situation dramatique des Palestiniens » ? Mais, comme le rappelle P. Cabanel, depuis 1967, cette attitude positive n’est plus le fait, aujourd’hui, que d’un courant de plus en plus minoritaire. Alain Massini, qui a été président de l’Amitié judéo-chrétienne, développe les mêmes thèmes, mais en remontant au xvie siècle et rappelle les positions différentes de Luther et Calvin, ce que résume avec humour Michel Leplay : « Luther vocifère et Calvin légifère ». Massini montre bien la fracture qui s’est opérée dans le monde protestant, à l’égard d’Israël, depuis 1967, fracture qui repose sur des bases plus idéologiques ou politiques que théologiques. Et il conclut qu’il existerait deux approches théologiques : une « théologie du peuple d’Israël » et une « théologie des droits de l’homme » qui relaye la protestation prophétique pour le droit et la justice et qui est devenue majoritaire chez les protestants. Ce chapitre contient aussi des documents comme les thèses de Pomeyrol ou les décisions des synodes nationaux de l’ERF.Enfin, la FPF ayant organisé un colloque « Foi protestante et judaïsme » en octobre 2010, plusieurs contributions trouvent ici leur résumé.

Le titre de la quatrième partie « Questions politiques autour de l’État d’Israël » indique assez son orientation. François Sheer l’étudie d’un point de vue diplomatique ; Danièle Morel Vergniol, qui a coordonné pour la France le programme d’accompagnement du COE en Palestine, nous fait écouter le cri des Palestiniens chrétiens, dépouillés, colonisés, abandonnés de la communauté internationale, le « cri d’espoir dans l’absence de tout espoir », cri d’amour venant du cœur de la souffrance, appel aux Églises du monde. Elle y revient en donnant l’essentiel de la Conférence internationale de Hofgeismal (février 2012) organisée par le Forum œcuménique Palestine-Israël. Une délégation juive était invitée. Le livre de Josué avait été choisi à cause de sa violence et parce qu’il a servi, et sert encore, pour justifier la colonisation et il a été le point d’appui de débats fructueux. Le livre se termine par une riche bibliographie et un « Parcours d’accompagnement pour des groupes », sous forme de questions pouvant entraîner des discussions. Ceci souligne l’aspect pratique de cet ouvrage qui, par la richesse de ses réflexions et des textes ici regroupés, peut servir à la fois aux théologiens, aux historiens et aux paroisses.

 

Gabrielle Cadier-Rey

 

Saleté de guerre ! Marie-Louise et Jules Puech. Correspondance 1915-1916, présentée par Rémy Cazals, Ampelos, 2015.

 

Les lecteurs de Rémy Cazals connaissent l’existence du « trésor de Borieblanque », très riche fonds documentaire rassemblé au long d’une vie d’étude et de militantisme par un couple d’intellectuels socialistes, d’origine tarnaise et de culture protestante, Jules et Marie-Louise Puech. L’historien avait en effet reconstitué, dans une étude précédente, l’action courageuse et efficace déployée par Marie-Louise au cours de la Deuxième Guerre mondiale pour venir en aide à des étudiantes coupées de leur pays d’origine et à des universitaires fuyant la persécution nazie (Rémy Cazals Lettres de réfugiées. Le réseau de Borieblanque. Des étrangères dans la France de Vichy Paris : Tallandier, 2003). Le volume publié à l’automne 2015 par les éditions Ampelos éclaire une autre période de la vie du couple Puech, à travers la correspondance échangée entre mars 1915 et août 1916 – période qui correspond à l’expérience du front pour Jules. Le corpus proposé par Rémy Cazals se distingue par son abondance comme par sa densité : 468 lettres de Jules, 428 lettres de Marie-Louise ont été échangées au cours de ces dix-sept mois. La richesse de ces longues lettres, chargées de part et d’autre du sentiment de contribuer à la constitution d’archives du temps présent, autorise plusieurs lectures de ce recueil. L’historien de la Grande Guerre sera sensible à l’entrelacement des deux univers : celui du front expérimenté par Jules, celui d’un arrière riche de réseaux de sociabilité pratiqué par Marie-Louise. Engagé dans l’Infanterie au début de 1915, Jules fait ses classes en Provence, est affecté dans le secteur de Verdun où il est employé à des travaux de terrassement puis de bureau, avant d’être plongé, en juillet 1916, dans l’enfer de la bataille de la Somme. Conscient d’apparaître aux yeux de ses camarades comme « une sorte d’original », il se sent tenu, au gré de ses tribulations militaires, à un devoir d’exemplarité lié à son statut de bourgeois républicain. Naturellement bienveillant, il œuvre à entretenir le moral de ses camarades, à développer un « salon de lecture » susceptible de les distraire et de les instruire et à éduquer politiquement les plus réceptifs. Ses lettres révèlent une capacité maintenue à concevoir des projets intellectuels – établir par exemple un lexique des personnages historiques ou de fiction apparaissant dans les œuvres d’Anatole France que le couple place bien au-dessus de Romain Rolland à qui est reproché le caractère trop tardif de son engagement pacifiste. Elles témoignent de l’évolution d’une pensée. Le compromis patriotique qui considère qu’il faut abattre le militarisme prussien puis juger les coupables de guerre se charge, avec les expériences de l’année 1916, d’un rejet de plus en plus affirmé de la « saleté de guerre ». À Paris, Marie-Louise s’active sans relâche pour faire vivre la bibliothèque Frédéric Passy et la revue La Paix par le droit, installées depuis 1908 rue Pierre Curie grâce à la Dotation Carnegie. Elle participe à de nombreuses œuvres de bienfaisance à destination des mobilisés ou de l’enfance en détresse. Elle suit les conférences de Ferdinand Buisson et les cours de Charles Andler sur l’histoire de la culture germanique. Elle assiste à de nombreuses réunions organisées sous l’égide de la Ligue des droits de l’homme, de la ligue féministe de la rue Fondary, de la Société d’études documentaires et critiques sur la guerre. La possibilité de reconstituer à une fine échelle la géographie de ce secteur de l’opinion publique surveillé de près par les autorités – l’enquête diligentée contre les dames de la rue Fondary en témoigne – est un des apports principaux de cette correspondance quasi-quotidienne. Les débats mal connus qui traversent le milieu pacifiste d’avant-guerre apparaissent avec une grande netteté. Le refus du jusqu’auboutisme des nationalistes ne débouche pas automatiquement sur une même vision de la fin du conflit : paix immédiate, paix négociée avec le retour des provinces perdues – c’est là la position des Puech – revendications de la rive gauche du Rhin… La question de l’information en temps de guerre est centrale. On la retrouve dans une scène très vivante de dialogue tendu entre Marie-Louise et un responsable de la censure, dans les interrogations des contemporains sur la difficulté d’établir de façon fiable le niveau de pertes subies depuis le début du conflit, comme dans la volonté de la bibliothèque Passy de continuer à offrir à ses lecteurs l’accès à la presse allemande. L’historien des sensibilités trouvera également dans l’approche du couple à l’épreuve de la Grande Guerre que permet ce recueil un écho éclairant à la récente étude de Clémentine Vidal-Naquet (Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris : Les Belles Lettres, 2014). Respectueux du vœu des auteurs de la correspondance, Rémy Cazals n’a pas retenu les passages les plus privés mais le corpus publié témoigne de façon éloquente de la force d’un lien fondé sur une grande communion intellectuelle, un souci permanent de l’autre et un respect de son autonomie. Le partage de l’essentiel des valeurs ne va pas en effet jusqu’à la fusion totale des goûts : Jules apprécie L’Immoraliste de Gide, Marie-Louise trouve le livre « répugnant ».

Le rapport à la culture protestante retiendra enfin l’historien du religieux. De nombreuses notations révèlent chez les Puech un sentiment d’appartenance à la minorité protestante et une défiance vivace à l’égard d’un cléricalisme catholique associé au milieu réactionnaire et antirépublicain. Marie-Louise évoque sa participation en famille à des offices protestants à Paris et rapporte plusieurs prédications du pasteur Viénot, notamment à Noël 1915. Elle ne cache pas pourtant pas son « manque de foi » et son scepticisme à l’égard du bilan du christianisme qui, en vingt siècles, n’est pas parvenu à pacifier les peuples qui s’en réclament. Jules, plus discret, signale qu’il a refusé de servir d’ordonnance au pasteur Gounelle, annoncé comme aumônier de son régiment. Un premier contact l’amène à présenter le pasteur comme un homme de bonne volonté, retenu dans sa parole par sa position officielle qui l’oblige à poser comme postulat le bon moral des troupes. Une prédication entendue le 19 décembre 1915 suscite par contre l’enthousiasme de Jules qui salue cette fois les paroles d’un « homme ardent » n’hésitant pas à faire bondir les pharisiens : « Il y a plus d’esprit de Christ dans un libre-penseur français que dans l’esprit des catholiques et des protestants allemandes asservis à leurs Kaiser et pénétrés d’orgueil. »

 

Jacques Cantier

 

 

Vient de paraître

 

Matthieu Arnold, Martin Luther, Paris : Fayard, 2017, 686 pages. ISBN 978-2-213-64377-9.

 

Martin Luther a laissé plus de 600 traités, des centaines de prédications, des milliers de lettres et de propos de table. Cette variété de documents explique que chaque biographe rédige son « Luther » : depuis le 500e anniversaire de sa naissance et l’importante biographie rédigée par Marc Lienhard (1983), ont paru ainsi un portrait du Réformateur en prophète et en rebelle (Heinz Schilling), ou encore une présentation de Luther comme un homme enraciné profondément dans le Moyen Âge (Volker Leppin).

Soucieuse de présenter toute la vie de Luther et de se fonder sur l’ensemble de ses écrits, notre biographie s’attache, plus que ne le font généralement les présentations en français, à mettre en valeur le dernier tiers de sa vie (1525-1546). Certes, douze chapitres sont consacrés aux décennies antérieures : son enfance ; son entrée au couvent ; sa crise spirituelle et la résolution de cette dernière, en lien avec ses cours sur la Bible ; les 95 thèses et leurs conséquences ; les écrits édifiants des années 1518-1519 et les « grands écrits réformateurs » de 1520 ; sa comparution devant la Diète de Worms puis sa retraite à la Wartburg ; son retour à Wittenberg, les débuts de la mise en œuvre de la Réformation et les premières divisions au sein de son camp, avec Carlstadt et Müntzer. Mais une part substantielle de l’ouvrage traite de Luther à partir de 1525, y compris des thèmes sensibles, lesquels sont éclairés par des documents inédits : la guerre des Paysans, les écrits contre les anabaptistes et les Juifs, ou encore la bigamie de Philippe de Hesse. L’analyse des sources fait apparaître que le Luther des années 1530 et 1540 ne fut nullement un homme « lassé, vidé et désabusé » (Lucien Febvre) et pas davantage un « Réformateur en marge de la Réformation » (Volker Leppin) : jusqu’à ses derniers jours, il s’impliqua fortement dans les questions tant théologiques et ecclésiales (établissement de l’église luthérienne, réaction à la convocation d’un concile…) que sociales et politiques (éducation, prêt à intérêt, paix dans l’Empire…). Par ailleurs, l’examen des lettres et des propos de table nous révèlent un mari (et un père) aimant et facétieux, et les prédications – source rarement exploitée – un orateur proche de son auditoire et un pasteur exigeant.

Lorsqu’on se fonde sur l’ensemble de la documentation laissée par Luther (ainsi que sur les écrits et les correspondances de ses contemporains), on découvre un personnage plus complexe que le pourfendeur de la papauté ou l’adversaire d’Érasme. Ce n’est pas le polémiste, mais le héraut d’un message réconfortant, largement diffusé par ses écrits édifiants, ses catéchismes et ses cantiques, qui a été lu sans doute davantage qu’aucun auteur de son temps.

L’ouvrage comporte une « bibliographie sélective » (p. 651-667), des index (personnes, p. 669-676 ; lieux, p. 680) et un cahier central d’illustrations hors texte.

 

Matthieu Arnold

 

Frank Lestringant, Le Cannibale, grandeur et décadence, 2e édition revue et augmentée, Genève : Droz, « Titre courant », 2016. 328 p.

 

Publié il y a quelque vingt ans, ce livre constituait le premier volet d’un dyptique, dont le second volet et et le couronnement étaient Une sainte horreur ou le voyage en Eucharistie, déjà republié, sous une forme augmentée, dans la même collection. Voici donc le Cannibale révisé, le Cannibale rassasié de ses compléments et repu de ses ajouts. Mais que dire encore du Cannibale ?

Tout d’abord le Cannibale présente un lien avec le protestantisme et avec la Réforme. Découvert ou plutôt « inventé » par Colomb, le Cannibale, qui est au départ le Carib des Petites Antilles, resurgit au temps des guerres de Religion. Plus acceptable évidemment que le féroce catholique, qui mange et avale cru son Dieu, et non seulement l’homme, le Dieu incarné, mais le Dieu ressuscité en Christ, le Cannibale est après tout fort tolérable.

Un chapitre du présent ouvrage est consacré à Jean de Léry, artisan cordonnier, devenu pasteur par le détour du Brésil, où il a séjourné un peu moins d’un an, lorsque Villegagnon,prétendant y fonder une France Antarctique, nourri de Luther et bientôt de Calvin, appelle à lui d’authentiques réformés. L’entreprise aboutit après quelques mois à un sanglant échec. Revenu à une stricte observance du catholicisme, Villegagnon finit par condamner et faire précipiter au fond de la baie de Rio de Janeiro, la baie de Guanabara des Indiens amis des Français, trois huguenots récalcitrants, qui refusent de reconnaître la présence réelle et corporelle du Christ dans l’hostie consacrée.

C’est cela l’obsession cannibale des calvinistes, prompts à tolérer le vrai anthropophage et prêts à vivre à ses côtés, à la réserve près de ses repas festifs, mais refusant catégoriquement de partager les rites réputés idolâtres qu’ils croient reconnaître dans la religion catholique.

Cette seconde édition mise à jour et complétée comporte un nouveau chapitre consacré au luthérien Hans Staden, un arquebusier hessois prisonnier pendant un an des féroces Tupinamba du Brésil, et vivant de l’intérieur, en tant que victime potentielle, les agapes cannibales. Nu et velu, Staden a rapporté de sa captivité, dont il a échappé par ses dons de thaumaturge, d’extraordinaires gravures sur bois, dessinées sans doute de mémoire mais combien expressives. Il se garde bien quant à lui d’établir un rapport d’identité entre catholiques et cannibales, mais voit dans son salut la manifestation de la grâce toute-puissante, qui l’a affranchi de la plus rude et de la plus périlleuse des captivités.

Le Cannibale garde aujourd’hui toute son actualité. Dans une enfilade de textes qui vont jusqu’aux Lumières, de l’abbé Prévost et Voltaire à Diderot et à Sade, sans oublier l’incontournable Defoe, l’image laïcisée du Cannibale se dégrade progressivement. Au temps de l’expansion européenne, le Cannibale ne représente plus qu’un appétit bestial. Figure odieuse, il suscite tour à tour l’ironie dévastatrice de Swift et les rêveries primitivistes d’un Sade ou d’un Flaubert, puis l’effroi d’un Jules Verne, sans parler de la fresque affolante de Goya, le Saturne de la Quinta del Sordo, qui avale, nu, échevelé, bouche béante, un adolescent étêté.

C’est sous cette couverture effrayante, peinte quelques années après la chute de Napoléon, que l’on est invité à lire et à relire cette fresque qui commence en joyeux vagabondage, du journal de Colomb aux Essais de Montaigne, et s’achève, après bien des détours, en méditation sur le pire.

 

Frank Lestringant

 

Correspondance de Pierre Bayle, t. 14 : 1706 – 1732 : Lettres 1742 – 1791

Publiées et annotées par † Elisabeth Labrousse et Antony McKenna, Wiep van Bunge, Edward James, Jean-Michel Noailly, Bruno Roche etFabienne Vial-Bonacci avec la collaboration de Eric-Olivier Lochard, 2017, xxvi+472 pages, 14 illustrations.

 

Notre dernier volume de lettres annotées couvre une période d’une trentaine d’années après le décès de Pierre Bayle et comporte une cinquantaine de lettres échangées entre ses proches – Jacques Basnage, Shaftesbury, Pierre Des Maizeaux, Prosper Marchand, Reinier Leers – sur la publication de ses œuvres.

Le philosophe était mort, comme il l’avait prévu, d’une maladie des poumons qui avait déjà emporté ses parents. Indifférent à l’égard de sa mort prochaine, il s’était acharné à rédiger sa réfutation de la théologie rationaliste de Jean Le Clerc et d’Isaac Jaquelot. Sa patience et son humilité, sa douceur et sa volonté féroce de mener à bien son combat philosophique firent l’admiration du petit cercle de ses amis, qui commentent avec admiration la disparition d’un philosophe fidèle à lui-même.

L’opportunisme de Leers et son sens des affaires l’incitent à refuser la suggestion de Le Clerc de supprimer les ‘Entretiens de Maxime et de Thémiste’: Leers n’allait certainement pas renoncer à une publication aussi audacieuse et aussi redoutable pour l’orthodoxie réformée. De son côté, Des Maizeaux multiplie les projets et se lie avec Prosper Marchand pour recueillir la correspondance du philosophe. Il s’est aussi engagé dans deux projets de traduction du ‘Dictionnaire’ en anglais, qui aboutissent en 1734 et Des Maizeaux y ajoute la version anglaise de sa biographie sous forme de lettre adressée à un pair d’Angleterre, qui n’est autre que Shaftesbury. Ce premier écrit biographique de Des Maizeaux n’est pas à la hauteur de l’attente de ses lecteurs, d’où sans doute sa prudence et sa lenteur à composer la version française de sa ‘Vie de Mr Bayle’, qu’il achève à son rythme et publie enfin dans sa propre édition du ‘Dictionnaire’ en 1730. Cette fois-ci, il rend justice à l’intensité et à la complexité de la carrière de Bayle sur le plan philosophique, religieux, littéraire, politique et social. Nous suivons ainsi la correspondance des amis de Bayle – et de ses ennemis – jusqu’à la date de la publication de cette version définitive du ‘Dictionnaire’ et de la ‘Vie de Mr Bayle’ qui l’accompagne.

Ce volume s’accompagne d’annexes importants: le ‘Jugement de Leibniz’ sur le ‘Projet d’un dictionnaire critique’, le texte complet de la lettre de Bayle ajoutée à l’édition par Almeloveen de l’ouvrage de Deckherr, ‘De scriptis adespotis’, une lettre inédite découverte dans la reliure de l’exemplaire de cet ouvrage issu de la bibliothèque de Bayle, une liste chronologique des lettres pertinentes pour suivre l’élaboration collective du ‘Dictionnaire historique et critique’, enfin un dossier exceptionnel de bibliographie matérielle, composé par J.-M. Noailly, sur les éditions successives du ‘Dictionnaire’.

 

Jean Baubérot et Marianne Carbonnier-Burkard. Histoire des protestants. Une minorité en France (xvie-xxie siècle), Paris : Ellipses, 2016, 576 p. (Collection Biographies & mythes historiques). 26 €.

 

Encore une Histoire des protestants français ! Sortie à l’occasion du 500e anniversaire de la Réforme, celle-ci vise un large public cultivé ou simplement curieux. Elle ne fait donc pas double emploi avec « le Cabanel », la somme magistrale de Patrick Cabanel, sortie chez Fayard en 2012 : l’histoire d’Ellipses a pour marque la brièveté (relative), un découpage serré, la quasi-absence de notes et l’insertion de deux cahiers photographiques en couleur.

Il s’agit cependant d’une synthèse d’histoire sociale, culturelle et religieuse, appuyée sur les recherches les plus récentes. L’ambition des deux auteurs – l’une « moderniste », l’autre « contemporanéiste » – est de faire comprendre en profondeur le mouvement de la Réformation, l’imbrication du politique et du religieux, les doctrines et les pratiques des réformés et des luthériens français dans la société de leur temps, au fil des siècles, et de donner place au courant évangélique contemporain.

L’angle choisi pour cette histoire est celui du fait minoritaire. En effet, la condition minoritaire fait la spécificité du protestantisme français, comparé à celui de pays majoritairement et culturellement « protestants ». C’est l’un des intérêts de l’histoire de la minorité protestante que de mettre en évidence les aménagements politiques imposés par la coexistence de deux religions dans un État : ainsi l’élaboration de « paix de religion », de statuts de tolérance, plus profondément de l’« autonomisation de la raison politique », dont la « laïcité à la française » est l’un des surgeons. Les auteurs n’éludent pas la question de l’identité sur la durée d’une minorité religieuse sans support ethnique,laminée et recomposée dans le contexte actuel de la sécularisation et de la mondialisation : peut-on toujours parler d’une « minorité protestante » en France, si ses composantes sont fractionnées, entre des luthéro-réformés, à l’image lisse, sans dissonance avec la modernité culturelle, et des « évangéliques »-pentecôtistes, à contre-courant ?

L’ouvrage est complété par quatre cartes de la France protestante aux différentes époques, une bibliographie sélective et un index des noms de personnes.

 

Marianne Carbonnier-Burkard

[1] Penny Roberts a poursuivi une enquête similaire publiée au même moment. Son essai moins volumineux, qui s’attache à l’ensemble de la période des guerres de Religion jusqu’à l’édit de Nantes, est moins détaillé. Il recoupe les conclusions de Jérémie Foa, mais centrées sur une histoire plus strictement politique. Peace and authority during the french religious wars c. 1560-1600, Parlgrave : Macmillan, 2013.