Frank Lestringant, Le Théâtre de la Floride. Autour de la Brève narration des événements qui arrivèrent aux Français en Floride, province d’Amérique, de Jacques Le Moyne de Morgues (1591), Paris : Presses Universitaires de Paris-Sorbonne (Imago Mundi), 2017, 280 p.

 

Frank Lestringant, grand spécialiste des récits de voyage français en Amérique ainsi que des récits des guerres de religion, nous offre ici un beau volume très composite. On y trouve en effet tout d’abord l’histoire, peu connue, de la Floride française, à partir de sources variées toujours soigneusement présentées, mais principalement de la Brève narration de Le Moyne de Morgues et des gravures de Théodore de Bry. La Floride avait été explorée à l’instigation de Coligny et des tentatives de peuplement avaient eu lieu, sous l’autorité de Ribault et de Laudonnière, deux capitaines protestants, entre 1562 et 1565. Ces refuges pour des huguenots avides de métaux précieux sont aussi des menaces pour les galions espagnols ; dès que les colons se lancent dans la guerre de course, ils s’attirent une riposte foudroyante de l’adelantado Menéndez de Avilés et l’établissement français est détruit. En représailles, Dominique de Gourgues s’empare des forts espagnols en 1568 et pend toute la garnison. F. Lestringant montre bien comment le récit et surtout les gravures mêlent des sources diverses, présentant en particulier des Indiens souvent plus proches de ceux d’Amérique du Sud, mieux connus, que de ceux qui vivaient en Floride. Cette première partie est abondamment illustrée et complétée par la publication d’un document fort intéressant, une Lettre venant de la Floride de 1565, rare témoignage contemporain de l’événement. On trouve ensuite la Brève narration des choses qui arrivèrent aux Français en Floride […] sous le commandement du capitaine René de Laudonnière en l’an 1564, probablement écrite entre 1586 et 1588, complétée et publiée en 1591 par Théodore de Bry dans ses Grands voyages. Elle est ici pour la première fois traduite en français. Le texte proprement dit est illustré par quarante-deux planches magnifiquement reproduites avec leurs commentaires traduits du latin et accompagnés de commentaires modernes. Vient ensuite un autre texte figurant dans les Grands voyages de de Bry, la Quatrième navigation des Français en Floride sous le commandement de Gourgues, en l’année 1567, également traduite pour la première fois en français. Les textes latins sont donnés en appendice. Le volume se clôt par une riche bibliographie et par un index.

La structure du livre n’évite pas les redites. Ainsi, l’histoire de la Floride décrit très en détail la série des gravures de de Bry ; mais celles-ci font également l’objet d’un commentaire plus loin, lorsqu’elles sont reproduites. Les événements eux-mêmes sont racontés par F. Lestringant, puis on trouve le texte de Le Moyne de Morgues et viennent ensuite deux autres narrations. Mais l’ensemble est très riche et nous livre des documents particulièrement intéressants. Est-ce de l’histoire du protestantisme ? Les principaux protagonistes sont bien huguenots, mais, en dehors de quelques marqueurs discrets, comme l’importance des Psaumes, ils apparaissent surtout comme des colons, avides d’or, soucieux surtout de ne pas mourir de faim, louvoyant (mal) dans les alliances avec les chefs indiens. Leur échec est celui de l’espoir d’une « France-Amérique » qui ne se développera vraiment, mais modestement, qu’à partir du xviisiècle, sous l’égide de Richelieu et de rois « très-chrétiens », c’est-à-dire catholiques.

Yves Krumenacker

 

Olivier Christin et Yves Krumenacker (dir.), Les protestants à l’époque moderne. Une approche anthropologique, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2017, 610 p.

Cet ouvrage rassemble trente-trois études qui ont pour ambition de relire l’histoire du protestantisme – français, mais pas seulement – de l’époque moderne dans une perspective renouvelée. Le but est de dépasser les « grands récits » traditionnels, les paradigmes interprétatifs historiographiques qui ont pendant longtemps façonné une image idéale et idéalisée de ce phénomène historique. Il s’agit donc de revenir sur des questions centrales telles que le rapport entre protestantisme et modernité, de vérifier l’impact de la nouvelle foi sur l’évolution de la croyance vers une conception moins magique et plus intériorisée et rationnelle du fait religieux, ou encore d’établir le lien entre confessionnalisation, discipline des mœurs et contrôle social des comportements. La volonté de réfléchir sur la base de nouvelles sources et de nouvelles approches à ces sujets très débattus n’aboutit toutefois pas à une simplification de la question et ne se limite pas à dépasser les spécificités confessionnelles en insistant sur les points de contact entre protestants et catholiques, comme cela a souvent été fait ces dernières décennies. L’objectif est plutôt de rendre plus complexe l’articulation entre vie sociale et croyances religieuses. Sans nier l’existence d’une identité protestante, les auteurs s’engagent dans un travail commun de réécriture de cette identité, à partir des pratiques concrètes et quotidiennes : une identité qui se construit au jour le jour, au travers de compromis et de choix opérés par les acteurs historiques, en tenant compte de leurs marges de manœuvre et des outils à leur disposition. Le résultat saisissant aboutit à proposer au lecteur un regard de bas en haut, capable de remettre au centre les hommes et les femmes de l’époque moderne. Il est alors frappant de constater le taux d’innovation par rapport aux lectures idéologiques, qui ont longtemps faussé la perspective, d’une prétendue humanité protestante, construite à partir de sources exclusivement normatives. L’étude des pratiques et des comportements des fidèles aussi bien que la relecture de la matérialité de la croyance que l’on retrouve tout au long de l’ouvrage contribuent à restituer la vision du monde des protestants de l’époque moderne et permettent de comprendre concrètement comment ils vivaient, imaginaient, se représentaient et se distinguaient en affichant leur foi dans un contexte de concurrence confessionnelle.

À partir du questionnement anthropologique de sujets très variés, tels que le mariage, la sexualité, la mort, les images, la lecture, l’ouvrage s’intéresse aux bouleversements dans la manière de dormir et de manger, de se vêtir et de parler ; dans tous ces domaines la Réforme produit des transformations – on pourrait même dire des révolutions – qui vont bien au-delà de la simple aspiration à une rénovation de la vie religieuse et se répercutent sur la vie sociale dans son ensemble. Les nombreuses contributions de spécialistes provenant de domaines de recherches différents (historiens, linguistes, théologiens, anthropologues, historiens de l’art…) sont organisées en cinq sections. La première et la deuxième s’intéressent à la culture matérielle (R. Mentzer, A. Nijenhuis-Bescher, M.-C. Pitassi, E. Wetter, P. Meyzie) et à la conception de l’espace des protestants (K. Luria, M.-H. Grintchenko, Y. Krumenacker, L. Daireaux, L. Jalabert) : au travers d’études sur les aspects concrets de la vie religieuse (chants, lectures, choix des langues, pratiques alimentaires), la réflexion se penche sur la construction de l’identité confessionnelle et invite à reconsidérer l’idée reçue d’un protestantisme qui aurait renoncé à l’usage des images et qui se serait caractérisé par l’austérité et la sobriété en matière d’ameublement et de décor des intérieurs. Certes, des différences subsistent avec les catholiques (notamment en ce qui concerne la présence de tableaux à sujet religieux dans les maisons réformées), mais les croyants protestants de l’époque moderne restent avant tout des hommes et des femmes de leur temps, dont les comportements et les goûts souvent ne correspondent pas aux rigoureuses prescriptions et aux attentes des ministres et des pasteurs, et se distinguent difficilement de leurs contemporains catholiques. D’autre part, ils ne renoncent jamais, dans un contexte concurrentiel de paysage urbain biconfessionnel, à marquer leur existence sociale, en s’appropriant l’espace public (rues, temples, cimetières…) et en le sacralisant par la consécration des nouveaux lieux de culte ou la purification des anciennes églises catholiques.

La troisième section est consacrée au « temps protestant » (L. Tuttle, J. Spaans, T. Vant ’t Hof, P.-J. Souriac, J. Foa, A. Landwehr, C. Koslofsky, J. Léonard) : existe-t-il un rapport différent au temps, à la ponctualité, au calendrier dans la communauté réformée ? Les réponses des auteurs, dans leurs variétés et différences, constituent une invitation à embrasser la complexité du phénomène : à la même date, le monde catholique partage avec le monde protestant certaines transformations ; la rupture entre les deux, dans le domaine de la temporalité, apparaît donc incomplète, comme le démontre, entre autres, la réapparition, dans la culture des réformés, d’un nouveau système rituel, qui rythme l’année, les mois et les semaines. Mais, comme le montre Jérémie Foa, le temps et la mémoire peuvent aussi se transformer en des enjeux de conflit et imposer aux acteurs historiques de s’engager dans une bataille de réécriture et de manipulation du passé en vue du présent.

La quatrième partie – « Langue, langage, dispositifs rhétoriques » (T. Debbagi Baranova, C. Plantin, I. Garnier, C. Skupien-Dekens, C. Bernat) – part du constat que la Réforme fut un événement linguistique majeur qui bouleversa les conditions de la prise de parole publique et l’accès aux textes sacrés. Il a existé à partir de la deuxième partie du xvie siècle, nous apprend Isabelle Garnier, une « langue protestante », en quelque sorte héritière de la langue des évangéliques des années vingt et trente, structurée sur la base de marqueurs linguistiques récurrents et bien identifiables (« seul », « l’Éternel », « certes », etc.), et reconnue comme telle par leurs adversaires. Cette langue, qui n’est pas seulement celle de l’invective, se construit, évolue et se fixe au fur et à mesure du durcissement confessionnel et participe à forger une identité protestante dans l’Europe du xvie siècle.

La dernière section s’intéresse aux conséquences de la diffusion de la Réforme sur le corps et sur ses usages sociaux (S. Burghartz, S. Karant-Nunn, A. Eurich, S. Gautier, R. Thomas, C. Grosse, C. Borello, L. Simonutti, A. Serdeczny) : là aussi il n’est pas toujours évident d’apercevoir la rupture nette avec le passé catholique si souvent mise en avant par les spécialistes. Le corps ne disparaît pas chez les protestants, il n’est pas simplement neutralisé, il reste un « objet du discours pastoral » (C. Borello), et surtout un enjeu de pouvoir, même lorsqu’il s’agit d’un cadavre, sur lequel la société – catholique aussi bien que protestante – ne cesse de vouloir exercer et renforcer son contrôle.

Guillaume Alonge

 

David Feutry, Rebelles de la foi. Les protestants en France (xvie xxie siècles), Paris : Belin, 2017, 256 p.

Encore une nouvelle histoire des protestants en France ! Après la grande épopée de Patrick Cabanel, parue en 2012, et l’histoire d’une minorité proposée par Jean Baubérot et Marianne Carbonnier en 2016, le récit que propose David Feutry pourrait sembler ne rien apporter de nouveau. C’est tout le contraire, dans la mesure où l’auteur nous invite à adopter un nouvel angle de lecture : celui des sources. Le livre de David Feutry est bien celui d’un chartiste, attaché à une lecture serrée des documents du temps et à une reconstitution de l’histoire fondée en priorité sur ceux-ci. De la correspondance de Marguerite de Navarre à un discours de Jacques Chirac en passant par les mémoires du cardinal de Richelieu ou les thèses de Pomeyrol appelant à la « résistance contre l’occupation nazie », l’auteur propose de lire l’histoire des protestants en France au travers de l’édition et de la présentation de sources diverses, certaines très connues, d’autres moins (plusieurs d’entre elles, directement tirées des archives, sont mêmes inédites). Bref, l’histoire qu’il nous raconte se construit autour de moments historiques illustrés par des textes, mais des textes qui, en vérité, résument une période bien plus qu’ils ne saisissent un instant précis de cette histoire. De ce simple point de vue, le livre de David Feutry vaut d’être lu.

Quelques remarques critiques méritent cependant de lui être adressées. Tout d’abord, toute histoire du protestantisme en France, quelle qu’elle soit, ne saurait faire l’impasse sur rôle de Calvin et de Genève dans la constitution du protestantisme français, que ce soit du point de vue de sa théologie ou de ses pratiques – ne serait-ce que pour le relativiser. C’est pourtant le cas ici, puisque l’auteur nous fait passer directement des origines du protestantisme dans le Royaume (avec l’affaire des Placards de 1534, dont il attribue un peu rapidement selon nous la paternité au « groupe » de Neuchâtel) aux guerres de religion, illustrées par le poignant récit de la nuit de la Saint-Barthélemy tiré des mémoires de Marguerite de Valois.

Autre point de débat : la discussion de la thèse de Max Weber à propos des rapports entre éthique protestante et esprit du capitalisme à laquelle se livre l’auteur. Dans le sillage de Fernand Braudel et de sa mise en évidence d’une origine italienne et donc catholique du capitalisme, David Feutry semble tenir pour fausse la thèse d’une origine calviniste du capitalisme souvent rattachée, mais à tort, au nom du sociologue allemand. Car ce n’est pas à proprement parler de cela qu’il s’agit pour Weber ; son but consiste bien plutôt à souligner les affinités électives entre l’esprit du capitalisme, qui peut donc préexister au calvinisme, et une éthique de l’effort sans consommation des bénéfices du travail qui implique, presque logiquement pour ainsi dire, la consciencieuse constitution d’un capital et son réinvestissement. On comprend que, comme le notait Braudel, les historiens aient tant de peine à se débarrasser d’une thèse certes critiquable mais séminale.

Dernier point de discussion : la place qu’occupent, selon l’auteur, les évangéliques dans la sociologie protestante contemporaine. David Feutry les associe à un mouvement de réveil venant compenser le reflux d’un protestantisme historique en perte de vitesse dans les sphères de l’économie (en particulier dans le domaine de la banque) et de la

politique (malgré la « parenthèse » de 1981 et le moment Jospin de 1997 à 2002). Cette thèse, bien connue, rejoint l’avis de nombreux sociologues. Pourtant, selon certains travaux récents, que l’auteur signale du reste dans sa conclusion, il faut probablement relativiser cette vision des choses. Si les protestants évangéliques sont effectivement en croissance en France depuis plusieurs années, les protestants historiques semblent rassembler autour d’eux de plus en plus de Français désolidarisés du catholicisme et qui se retrouvent dans des valeurs « protestantes » comme la tolérance, l’ouverture à la modernité ou le regard bienveillant porté sur la diversité culturelle. En outre, les Églises luthéro-réformées et méthodistes ainsi qu’une frange importante des protestants évangéliques se trouvent rassemblés au sein de la Fédération protestante de France qui apporte régulièrement son soutien aux Églises de tendance évangéliques issues de l’immigration. L’image d’une certaine coupure entre les deux mondes, induite par l’idée d’une concurrence permanente que semble accréditer l’auteur, mériterait donc d’être affinée.

Ces quelques éléments critiques soulignent en fait l’orientation principale qui est celle du livre de David Feutry, au-delà de sa concentration sur les sources : son récit du devenir protestant en France est moins une histoire religieuse, culturelle ou sociale qu’une histoire politique de la minorité protestante. Peut-on se satisfaire d’une telle approche ? C’est bien là toute la question.

Pierre-Olivier Léchot

 

Sarah Grimké, Lettres sur l’égalité des sexes. Introduction, traduction et notes par Michel Grandjean, Genève : Labor et Fides, 2016, 278 p.

Entre 1820 et 1840, la population des Étas-Unis double et le pays connaît une floraison de mouvements de réforme sociale, politique, religieuse, morale, où les femmes jouent un grand rôle par l’intermédiaire des sociétés caritatives qu’elles animent. Plusieurs de ces sociétés féminines, en Nouvelle-Angleterre, sont antiesclavagistes et elles organisent une première convention, en 1837, à New-York. C’est quelques mois plus tard que paraît le livre de Sarah Grimké, réunion de quinze articles qu’elle a publiés dans le New England Spectator. Mais ce livre va bien plus loin que le combat antiesclavagiste, c’est une prise de conscience de l’infériorité sociale des femmes, qui n’ont guère plus de droits que n’en ont les esclaves.

Sarah Grimké (1792-1873) et sa sœur Angelina (1805-1879) sont nées à Charleston (Caroline du Sud) dans une famille épiscopalienne esclavagiste. Sarah, très jeune, souffre de cette situation et, malgré l’interdiction, apprend à lire à la jeune esclave qui lui est attachée. Elle s’instruit grâce aux livres et à l’aide de son frère Thomas (1786-1834). Elle rejoint en 1819 la Société des Amis (Quakers) puis va s’installer, avec sa sœur Angelina, à Philadelphie, la Pennsylvanie étant un état non esclavagiste. Elles adoptent les idées des Quakers, leur idéal d’humilité, leur boycott des produits du Sud (Free Produce) et elles apprécient la place qu’ils font aux femmes, jusque dans l’Église puisqu’ils ont une pasteure, Lucretia Mott. Mais cette fascination ne dure pas : en 1838, les deux sœurs sont exclues ; elles se sont en effet offusquées que les Quakers pratiquent, dans leurs réunions, la ségrégation, en ne mêlant pas Blancs et Noirs. Désormais elles revendiquent leur liberté à l’égard de la religion et prônent la libre interprétation de la Bible. Les femmes ne sont pas seules à combattre l’esclavage. Des hommes s’y consacrent aussi, comme William Garrisson qui a créé pour cela un journal, The Liberator, qui dure de 1831 à 1865. Il demande aux deux sœurs de venir faire des conférences. Parallèlement, elles écrivent un grand nombre de brochures, recourant souvent à des arguments théologiques, pour répondre aux pasteurs du Sud qui trouvent des justifications bibliques à l’esclavage. C’est dans ce contexte que Sarah rédige les Lettres sur l’égalité des sexes. Après cette publication, les deux sœurs renoncent peu à peu à tout engagement militant.

Les deux premières lettres se réfèrent à la Bible, seule autorité et où il n’est nulle part, écrit Sarah Grimké, question de la domination de l’homme sur l’homme (esclavage), ni de l’homme sur la femme, sauf par la force physique. Sarah analyse d’abord la Genèse, le récit de la Création, l’histoire de Noé, et déclare ne trouver nulle part le fondement d’une inégalité. La troisième lettre est une réponse à la lettre pastorale de l’Association générale des pasteurs du Massachusetts pour qui les conférences des deux sœurs sont insupportables, et qui défendent paternalisme, cléricalisme et traditionalisme. Elle y revient dans la quatrième, montrant que Jésus, dans le Sermon sur la montagne, s’est adressé à tous, femmes comme hommes. Les lettres suivantes (5, 6 et 7) démontrent que partout dans le monde les femmes sont traitées en inférieures. La huitième revient sur la condition des femmes aux États-Unis. Elle décrit de façon mordante les ravages de l’inégalité des sexes dans la vie quotidienne, les salaires, le manque de respect. Elle dénonce même ces hommes violeurs de leurs esclaves et qui ensuite vendent leurs propres enfants. Dans les lettres 9 et 10, en montrant que les conceptions que l’on a des rôles masculins et féminins varient en fonction des époques et des pays, Sarah amorce (sans en avoir conscience) la distinction entre le sexe, donnée biologique, et le genre, donnée sociale, construite. Les femmes ne sont ni moins intelligentes, ni moins courageuses que les hommes, mais c’est le regard, l’opinion que l’on en a qui les définissent. Dans la onzième lettre, elle dénonce l’habillement comme une forme d’aliénation des femmes, les détournant des choses importantes. Les lettres 12 à 15 envisagent la situation juridique des femmes qui sont dépouillées de toute existence légale en se mariant ; leur être est alors « absorbé par le maître » comme il l’est pour les esclaves. Pas plus que l’esclave, la femme ne peut intenter une action juridique ou faire des études. Dans la quatorzième lettre, Sarah revient sur un sujet qui lui tient à cœur : la femme doit absolument pouvoir devenir pasteur. Elle a conscience qu’elle se bat contre les préjugés les plus tenaces. Ses arguments : les pasteurs sont les descendants des prophètes de l’Ancien Testament ; or il y avait des prophétesses ; donc rien ne s’oppose au pastorat féminin. Alors pourquoi Paul (1 Corinthiens 14) interdit-il aux femmes de parler ? Tout simplement parce qu’il ne supporte pas les bavardages ! surtout qu’un peu plus loin, il parle des prophétesses (qui doivent se couvrir la tête). Enfin (lettre 15) Sarah écrit qu’il ne faut pas parler de droits de l’homme mais de droits humains ; que la femme a un rôle essentiel à jouer dans les réformes dont la société a besoin et qu’à ce titre, elle doit pouvoir se former pour travailler.

Ces quinze Lettres sont suivies de quatre Annexes, dont deux d’Angelina qui reprend les arguments de Sarah. Dans une troisième, Sarah affirme que le premier devoir d’une femme est de penser par elle-même, de quitter cette servitude mentale qui lui fait régler sa conduite sur celle des hommes. Et la quatrième est une très curieuse lettre adressée à la reine Victoria, par les deux sœurs qui tutoient la reine, la félicitent pour l’abolition de l’esclavage de 1833 mais lui demandent de supprimer le système de l’apprentissage qui le remplace pour sept années. Cette lettre n’est jamais parvenue à la souveraine.

Sarah Grimké n’est pas la première ; avant elle Mary Wollstonecraft écrivit une Défense des droits de la femme en 1792. Sarah la connaît, mais ne la cite pas à cause de sa réputation sulfureuse. Elle ne semble pas connaître les Français qui ont traité du même sujet, et l’on pense bien sûr à Olympe de Gouges. Sarah Grimké n’est pas allée jusqu’au bout de ses idées ; elle n’avait pas de revendications politiques. Elle n’a pas participé à la Convention de Seneca Falls (1848). Elle n’a pas su imprimer sa marque, elle a été un temps oubliée, mais ces Lettres, avec leurs formules choc, représentent le premier argumentaire cohérent qu’un Américain ait jamais écrit en faveur de l’émancipation des femmes.

Gabrielle Cadier-Rey

 

Anne Monnier, Le temps des dissertations. Chronique de l’accès des jeunes filles aux études supérieures (Genève, xixe-xxe siècle), Genève : Droz, 2018, 359 p.

Ce livre publication d’une thèse, se compose de deux parties : la première est un historique du système scolaire genevois sur deux siècles (1836-2004). C’est celle qui nous intéressera. La seconde, plus didactique, s’attache à mettre en lumière le rôle et la fonction qu’a joué la dissertation dans l’institutionnalisation du français dans le secondaire genevois, en tenant compte des publics d’élèves différents et des mutations dans le mode d’enseignement.

La dissertation a été pendant des décennies l’exercice majeur de l’enseignement français, (même si, depuis une cinquantaine d’années, elle est souvent remise en cause), et les Genevois l’ont adoptée comme contrepoids à l’omniprésence du latin. Ce livre permet de comparer l’évolution de l’enseignement à Genève et en France, les contextes politique et religieux étant très différents, malgré la proximité géographique. La première particularité du système genevois, c’est qu’en Suisse romande, ce sont les professeurs en place qui sont chargés de la rédaction des programmes. La place éminente de la dissertation en français est donc le choix des enseignants, et cela dans un pays multilingue. Cet exercice a son origine dans les écoles secondaires de jeunes filles qui pratiquent un enseignement moderne, sans latin, « chapeauté par la dissertation ». Comme Françoise Mayeur l’a montré pour la France, la mise en place d’un enseignement moderne pour les filles a joué un rôle précurseur, modèle, dans sa mise en place pour les garçons, et ainsi a rendu plus simple l’adoption, à Genève, de la mixité scolaire en 1969. Jusqu’à cette date, garçons et filles étaient scolarisés dans des institutions secondaires différentes, sur des programmes différents.

Le Collège de Genève a été fondé par Calvin en 1559 et il donne aux garçons un enseignement secondaire. Il est mixte depuis 1969. À Genève, comme en France, au xixsiècle, l’enseignement secondaire des jeunes filles ne concerne que les milieux privilégiés, soit dans les familles, soit dans des institutions privées spécifiques. En 1836, le Collège ouvre, à côté de la filière classique, des classes françaises où le français remplace le latin et où sont introduites de nouvelles matières : mathématiques, géométrie pratique, géographie, allemand… Ces classes « modernes » débouchent sur une école industrielle. Pour les filles, il faut attendre l’arrivée au pouvoir des radicaux, en 1846. Avec eux, l’école est laïcisée, l’enseignement de la religion devient facultatif, et réduit à une heure par semaine. La gratuité est instaurée dans le primaire. L’enseignement secondaire est plus largement ouvert, notamment pour les filles avec la création, en 1847, de l’ESJF, École secondaire pour les jeunes filles. Les études durent quatre ans (de 11 à 15 ans), modernes évidemment, et pratiques, dans le but de former des mères instruites et éventuellement des collaboratrices de leur mari (au comptoir ou au magasin). Cette école imite celle de Berne et va, à son tour, servir de modèle à Camille Sée quand, en 1880, il fera voter en France la loi sur les lycées de jeunes filles. Mais à Genève, au début, les professeurs sont des hommes, les maîtresses n’étant chargées que des matières spécifiquement féminines. L’accès des femmes au rang de professeur devra attendre.

La loi de 1872 amène des nouveautés pour les jeunes filles. Deux nouvelles institutions secondaires sont créées : une école pratique complémentaire au primaire ; et une autre destinée à la partie rurale du canton, mixte dans les programmes mais non dans les locaux, le matin étant réservé aux garçons et l’après-midi aux filles. Cette même loi officialise un degré supérieur à l’ESJF qui devient ainsi ESSJF (École secondaire et supérieure de jeunes filles), de deux ans, introduisant de nouvelles matières. La loi ouvre aussi l’université aux femmes, mais, aucune école ne les y préparant, ce sont surtout des jeunes filles de l’est de l’Europe qui arrivent, notamment pour des études médicales.

La loi de 1886 fixe l’instruction obligatoire de 6 à 15 ans (en France, en 1936, on arrive à 14 ans…), ce qui fait accéder tous les élèves à l’enseignement secondaire, selon une stricte méritocratie par examens. Le niveau de formation des enseignants est fixé. Le Collège est réorganisé ; le français vient désormais en premier, avant le latin ; l’allemand est en troisième position. À partir de 15 ans, le Collège supérieur est subdivisé en quatre sections, classiques ou pratiques. Cette même année 1886 voit entrer la dissertation comme clef de voûte du système, épreuve certificative en français pour la maturité, qui permet l’accès à l’université. Cette même loi institue une école professionnelle qui permet aux garçons, sortant du primaire, entre 13 et 15 ans, d’entrer soit dans la section technique du Collège (qui mène au Polytechnicum), soit dans une des écoles professionnelles, telles les écoles d’horlogerie et des Beaux-Arts. Cette nouvelle école professionnelle donne un enseignement général en première année et spécialisé pour les deux autres. Quant aux filles, elles auront aussi une école : ce sera l’école professionnelle ménagère (EPM). En fait, c’est une école de culture générale qui complète l’instruction primaire tout en proposant un enseignement ménager qui occupe un tiers du temps. Bientôt des formations professionnelles spécifiques sont ajoutées. Ainsi s’est mis en place l’enseignement secondaire à Genève, avec ses institutions hiérarchisées, ayant chacune son public d’élèves.

Depuis le début du xxe siècle, des jeunes filles viennent au Collège pour les deux dernières années, afin de préparer la maturité. Mais le Collège se plaignant de ces perturbations, en 1922, c’est l’ESSJF qui va les y préparer et délivrer le diplôme. Désormais « l’État de Genève a réellement établi l’égalité des sexes devant l’instruction publique », dit-on. En fait, cela est inexact. Les jeunes filles de l’EPM n’ont pas accès aux filières supérieures de l’ESSJF, et les débouchés professionnels des garçons sont bien plus nombreux que ceux des filles. Néanmoins l’essentiel est acquis.

En 1940, un pas est fait vers la mixité dans plusieurs institutions du secondaire supérieur, au moins celle des programmes, un pas de plus vers la démocratisation grâce à au système de bourses plus ouvert, et grâce à un système de passerelles entre les différents niveaux et institutions. Au lendemain de la guerre se pose la nécessité d’une démocratisation accrue, une ouverture plus large que celle que prévoit, avec ses examens, la méritocratie. Derrière l’histoire de la mixité scolaire va se jouer, à partir des années 1950, la question de l’égalité entre les hommes et les femmes dans la société, en particulier sur le plan de la citoyenneté. En 1959, les cantons suisses romands de Vaud et de Neuchâtel accordent le droit de vote aux femmes sur le plan cantonal ; Genève suit en 1960. Au niveau fédéral, ce sera en 1971. Vaud introduit la mixité dans l’enseignement secondaire inférieur en 1955. Pour Genève, c’est en 1962, en réunissant l’enseignement secondaire inférieur, obligatoire pour les élèves de 12 à 15 ans, dans une même institution, dans un cycle d’orientation, que s’introduit par étapes la mixité. Dans les programmes, pour la première fois, mathématiques et sciences sont à égalité avec le latin. Avant que la mixité généralisée ne soit instaurée en 1969, la loi de 1966 décide la gratuité des écoles secondaires supérieures et de l’Université. La mixité décidée en 1969 entraîne la fusion de l’ESSJF et du Collège et la disparition des spécificités féminines (dactylographie, hygiène, économie domestique…). L’école professionnelle ménagère disparaît aussi. Une section biologie permet d’accéder aux études paramédicales.

Pour traduire dans les institutions cette volonté de démocratisation, une loi de 1972 crée l’ECG (École de culture générale). Un système basé sur une logique d’orientation continue remplace une logique de sélection. Alors qu’en France, à la même époque, c’est le collège unique qui est mis en place, à Genève cela existe depuis 1886, et c’est au niveau « supérieur » (lycée) qu’il s’organise. Pour cela sont prévus des cours de soutien et de rattrapage si le niveau nécessaire n’a pas été acquis pendant la scolarité obligatoire. Les options proposées sont nombreuses et, nouveauté, ce sont les élèves qui établissent leur propre plan d’études. Le diplôme de cette école ouvre sur des formations tertiaires. Vingt ans après, en 1992, le plan d’études est réécrit de manière à mieux s’adapter au public et aux besoins de la société. Après 2000, trois maturités sont préparées à Genève, celle du Collège (1886), la maturité (professionnelle (1996), la maturité spécialisée (2000), mais seule celle du Collège permet d’entrer à l’Université.

Cette histoire de l’enseignement secondaire à Genève, comparée à celle de la France, montre à la fois des parallélismes et des différences. Genève se révèle plus en avance que la France en ce qui concerne la laïcisation de l’enseignement et la gratuité du primaire dès 1846, soit plus de trente ans avant Jules Ferry. Plus précoce aussi en instituant, en 1847, un enseignement secondaire féminin, rendu gratuit en deux temps, 1886 et 1966. En avance encore en ouvrant aux femmes l’université en 1872, mais en retard pour sa gratuité. En avance par la création de nombreuses écoles professionnelles qui joignent à la culture générale une solide formation technique, ce qui traduit dans ce domaine une influence germanique. Mais, dans les deux pays, on trouve des débats comparables, des conservateurs s’opposant aux changements, que ce soit contre l’introduction d’un enseignement « moderne » qui rogne sur les humanités gréco-latines, ou qui estiment que « l’instruction des femmes n’est pas seulement fondée sur les droits des femmes, elle est aussi subordonnée à d’autres fins : la famille, les hommes, les enfants. »

Gabrielle Cadier-Rey

 

Magda Trocmé, Souvenirs d’une jeunesse hors normes. Édition commentée de Nicolas Bourguinat et Frédéric Rognon, Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 2017, 246 p. + annexes (bibliographiques et généalogiques).

Magda Grilli est connue en France par son mariage avec André Trocmé et leur action commune au Chambon-sur-Lignon pendant la guerre. Mais l’intérêt de ce livre, qui se situe justement avant son mariage, est tout autre : il raconte (à la première personne) les vingt-cinq premières années (1901-1926) d’une jeune fille née à Florence dans un milieu intellectuel, aristocratique, cosmopolite (mi-italien, mi-russe) polyglotte et essentiellement protestant. L’avant-propos de Patrick Cabanel remet le mariage de Magda et d’André dans une perspective propre à beaucoup de couples pastoraux français, l’ouverture sur d’autres horizons, alors que Frédéric Rognon, lui, rappelle l’itinéraire d’André Trocmé, puis du couple, notamment leurs engagements dans le Mouvement international de la Réconciliation, IFOR, qui sera celui de toute leur vie.

Mais le livre, c’est l’histoire d’une petite fille qui a perdu sa mère à sa naissance et qui a été élevée par des misses, fraülein, mademoiselles, chargées de lui apprendre leur langue. Heureusement, elle a pu s’appuyer sur l’affection de sa grand-mère russe, d’autant qu’elle souffrait de la jalousie maladive de sa marâtre. Elle a connu de longues années de pension (protestante puis catholique) d’où elle est sortie avec le Prix d’Honneur. Elle aurait aimé aller à l’université, mais sa belle-mère s’y est opposée. Elle entre alors à l’Institut Supérieur du Magisterio, sorte d’École Normale. Pendant ses études, elle fait deux séjours à Torre Pellice. Là, elle conçoit ce que pourrait être, sur le modèle du Lycée Vaudois, un lieu d’expérimentation pédagogique, ouvert à la jeunesse rurale et diffusant des valeurs d’humanisme et de tolérance. C’est sous son influence qu’ouvrira en 1938, au Chambon-sur-Lignon, l’École nouvelle cévenole.

En même temps que ses études, pour suivre l’exemple de sa grand-mère très tournée vers les œuvres sociales, elle s’occupe d’enfants de milieux populaires, notamment par l’intermédiaire des Unions chrétiennes de jeunes filles. C’est ce travail social auprès des plus démunis qui, avec ses diplômes, va lui permettre d’obtenir une bourse pour la New York School of Social Work. Là, elle loge à l’International House, où 71 nationalités se côtoient. Elle donne des leçons de français pour payer sa pension. Son travail sur le terrain, « field work », dans les différents quartiers de la ville, la passionne. C’est dans ce Foyer international que celle que l’on appelle « la belle Florentine » va rencontrer André Trocmé, venu aux États-Unis pour poursuivre ses études de théologie et comme précepteur des enfants Rockefeller. On peut parler d’un coup de foudre réciproque puisqu’ils se fiancent après s’être parlé trois fois et avoir constaté qu’ils partageaient les mêmes valeurs. Mais avant de quitter les États-Unis, Magda va passer quelques semaines dans un sanatorium. Ils se marient le 12 novembre 1926 à Saint-Quentin, dans le fief Trocmé, et ils feront leur voyage de noce en Suisse et en Italie ; là s’arrête le livre. Plusieurs fois elle se réfère à des mémoires écrits par André.

C’est parce que ce récit est bien plus que des souvenirs, d’ailleurs souvent sans repères chronologiques, qu’il méritait cette postface érudite de N. Bourguinat et F. Rognon qui replacent le témoignage de Magda dans divers contextes. D’abord dans l’histoire du xixsiècle, avec ses courants politiques, libéraux et sociaux. Ils montrent aussi que les liens entre l’Italie et la Russie n’étaient pas seulement ceux des exilés politiques, mais relevaient de raisons intellectuelles, artistiques, religieuses ou simplement climatiques. À travers l’exemple de Magda, cette postface développe également, d