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Introduction

Dès 1519, les écrits de Luther pénétraient en France et, en 1521, l’année de sa mise au ban du Saint Empire romain germanique, la Sorbonne condamnait ses idées. Ce fut donc relativement tôt, quelques années à peine après la diffusion des 95 thèses sur le pouvoir des indulgences, que le royaume de France fit connaissance avec le « docteur Martin » et sa pensée théologique.

Mais Luther parut en France sous les traits de l’hérétique, et, à partir des années 1540, ce fut sous une forme calvinienne que la Réforme s’établit en France : ceci explique sans doute la relative méconnaissance du Réformateur, dans un pays resté très majoritairement catholique et dont le protestantisme, dans sa version « historique », est largement réformé. Ainsi, aujourd’hui encore, il n’est pas rare d’entendre des auditeurs protestants s’étonner lorsque, à l’occasion d’une conférence, on leur présente les importantes convergences entre Luther et Calvin.

En proposant, l’année du 500e anniversaire de la Dispute sur le pouvoir des indulgences (les fameuses « 95 thèses »), un « Luther des Français », nous entendons mettre en évidence la variété et l’évolution des images du Réformateur tout au long des cinq siècles passés et chez des auteurs d’appartenances confessionnelles fort diverses, voire sans appartenance religieuse. Sans souci d’exhaustivité, d’autant plus que plusieurs auteurs qui avaient accepté de collaborer à ce numéro de la Revue d’histoire du protestantisme ont été contraints, parfois tardivement, de renoncer à y contribuer.

La présente introduction esquisse les grandes lignes de cette riche interprétation du Réformateur et de son œuvre. Par commodité, nous distinguerons entre les jugements portés sur la personne de Luther et ceux qui se rapportent à sa pensée, même si, depuis les polémistes qui, dans les années 1520 et 1530, s’attaquèrent au Réformateur par des vers français jusqu’à Heinrich Denifle et ses traducteurs français près de quatre siècles plus tard, on s’accordait à considérer que la personne de l’hérétique devait nécessairement refléter sa doctrine pernicieuse.

 

La personne de Luther

Les traits de l’hérétique

L’image fortement négative construite par les adversaires du Réformateur à partir des années 1520 reflète moins le Luther historique que les fantasmes de ceux qui l’attaquent. On lui impute, sans trop de précisions, des troubles en lien avec la guerre des Paysans et on le dépeint fréquemment comme un séducteur dangereux et habile. D’autres poèmes, comme Le Chappeau des Lutheriens (entre 1527-1534), narrent – sans grand souci du contexte historique – sa mort effroyable, conforme en tous points aux standards du trépas de l’hérétique.

 

Un caractère emporté ?

Les articles de l’Encyclopédie consacrés à « luthéranisme » et à « luthérien » reprennent le portrait, largement diffusé par la polémique catholique, d’un homme « violent et emporté », mais également plein d’orgueil et de vanité. Il est vrai que, dans son Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle avait souligné, à plusieurs reprises et pour la déplorer, l’« ardeur impétueuse de son tempérament », aux antipodes de son propre caractère.

Dans sa monumentale Histoire de la Réformation du xvie siècle (1835-1853), Jean-Henri Merle d’Aubigné salue l’« inébranlable fermeté » de Luther à la Diète de Worms (1521), « le moment le plus sublime de sa vie » ; par contre, il déplore la violence du langage et le caractère passionné de son héros, en particulier lors de la guerre des Paysans ou à l’occasion de sa controverse avec Zwingli.

 

Le représentant de son peuple

À partir du début du xixe siècle – avec notamment Madame de Staël (« Luther est, de tous les grands hommes que l’Allemagne a produits, celui dont le caractère était le plus allemand ») – se développe l’idée que Luther a des traits caractéristiques de son peuple. Ces traits sont positifs chez l’auteur de l’essai De l’Allemagne, puisqu’on y trouve en particulier la sincérité, le zèle au travail, le sens du devoir ou encore le goût pour la pensée méditative. Jules Michelet aussi le juge de manière positive, même s’il le qualifie de « violent et terrible réformateur du nord ».

Durant la Première Guerre mondiale, les protestants français s’efforcent non seulement de disculper Luther des errements de l’Allemagne wilhelmienne (ils jugent toutefois qu’il a contribué à la formation d’une culture de la soumission aux autorités politiques), mais encore de desserrer les liens établis entre le Réformateur et l’Allemagne. Tantôt ils mettent l’accent sur les aspects universels de sa pensée et l’opposent au nationalisme allemand, tantôt ils font de lui, à l’instar de Georges Pariset, un… Slave, comme en témoigneraient non seulement ses caractères physiques, mais encore sa psychologie.

Même Lucien Febvre, qui insiste sur la dimension de la démarche religieuse de Luther, n’a pas fait table rase des stéréotypes relatifs à la mentalité, voire au physique des Allemands. Dans sa biographie de 1928, il tient pour caractéristique de l’« homme allemand » le « goût un peu maladif d’exhiber nues au grand jour des tares cachées » ; dès 1924, dans une conférence donnée à Mayence, il n’hésite pas à parler de lui comme d’un « Allemand très peuple ».

 

La pensée de Luther

Au milieu des années 1520, les premiers écrivains-poètes qui prennent la plume contre Luther, Jean Bouchet et Pierre Gringore, évoquent des thèmes liés à la pénitence (contestation de la confession auriculaire et du purgatoire), mais aussi aux œuvres et au sacrement de la cène. À lire ces auteurs, le succès de Luther en Allemagne s’expliquerait moins par ses idées proprement religieuses que par la morale relâchée dont il serait le défenseur, en promouvant le mépris des jeûnes ou encore le mariage des clercs. Il n’empêche, Luther continue de marquer le mouvement évangélique français et d’irriguer certains domaines de la vie religieuse, comme la catéchèse, jusque dans les années 1560.

Au xviie siècle, Gabriel Naudé, futur bibliothécaire de Mazarin, justifie la présence des œuvres de l’hérésiarque dans une bibliothèque savante en raison des besoins de la  controverse – il semble d’ailleurs que les œuvres du Réformateur soient alors facilement accessible dans les bibliothèques parisiennes. De son côté, Pierre Bayle trouve en Luther un allié de poids dans sa défense du déterminisme et puise largement à la source du De servo arbitrio dans son débat avec Isaac Jaquelot. Conduit par son fidéisme à opposer foi et raison, le Philosophe de Rotterdam entre également en dialogue avec le Réformateur à propos de sa vision des rapports entre philosophie et théologie et se voit critiqué à ce sujet par Leibniz, plus enclin à souligner l’harmonie entre les deux disciplines que l’auteur du Dictionnaire historique et critique.

Dans ses articles de l’Encyclopédie, l’abbé Mallet s’emploie à souligner les errements doctrinaux de Luther. Mais le siècle des Lumières voit principalement en Luther le héraut de la liberté, de même que nombre d’auteurs écrivant dans leur sillage durant le siècle qui suit. Certains historiens libéraux du xixe siècle, tels que Louis Blanc ou Edgar Quinet, remettent pourtant en question cette image de Luther en soulignant, à bon droit, que la seule liberté envisagée par le Réformateur est une liberté intérieure. Pour Jaurès, la dépendance absolue de l’homme par rapport à Dieu et la liberté vis-à-vis des institutions humaines qui en découle préfigurent en quelque sorte la conception de la « liberté vraie » qui, en économie politique, deviendra le socialisme. De son côté, Jean-Henri Merle d’Aubigné brosse de Luther le portrait d’un homme de Dieu, qui s’est détaché de l’Église pour se tourner vers la Parole de Dieu.

Pour un représentant du libéralisme protestant tel qu’Albert Schweitzer, qui fait fréquemment référence à Luther durant ses sermons avant la Première Guerre mondiale, on doit principalement au Réformateur sa valorisation d’une vocation (Beruf) dans le monde, sa lutte pour la paix et – aspect moins connu – la promotion de la vie animale ; par contre, il n’est pas surprenant que le théologien alsacien, adepte d’un christianisme plus éthique que dogmatique, critique l’intransigeance de Luther dans la défense des dogmes, en particulier à propos de la cène et de la prédestination – telle que Luther l’a exposée dans Le serf arbitre (1525).

Alors que les travaux de Heinrich Denifle diffusent en France l’image d’un Luther hérétique, moine dépravé à la pensée bien moins originale que lui-même ne le prétendait (il a menti en affirmant qu’avant lui, les interprètes de Romains 1, 17 comprenaient le verset au sens d’une justice punitive de Dieu), Lucien Febvre souligne, dès 1924, l’authenticité religieuse de la quête de Luther – et partant, les racines religieuses de la Réforme. Cette insistance lui permet non seulement de combattre la thèse de Denifle, mais aussi de repousser – après d’autres – la conception d’un Luther révolutionnaire, qui aurait lutté principalement contre les abus dans l’Église.

Dans la seconde moitié du xxe siècle, outre les travaux de Marc Lienhard, les principales études qui furent consacrées, en France, à la théologie du Réformateur eurent pour auteurs des théologiens catholiques. Yves Congar et Bernard Sesboüé, les plus informés d’entre eux, se sont intéressés à sa sotériologie. Ils tiennent pour parfaitement orthodoxe la conception du salut par Luther, alors que cette doctrine avait posé problème au xvie siècle ; par contre, ils ne peuvent souscrire à son ecclésiologie, qui demeure la pierre d’achoppement dans le dialogue entre luthériens et catholiques.

On le voit : si l’œuvre du Réformateur est lue aujourd’hui de façon plus sereine, elle suscite toujours le débat, signe à la fois de sa fécondité et de son intérêt pour les historiens comme pour les théologiens contemporains.

Nous exprimons nos remerciements à Mmes Eva Patzelt et Melissa Short, étudiantes de l’Institut protestant de théologie, Paris, pour leur aide à la traduction des résumés des articles en anglais et en allemand.