En guise de conclusion, et pour prendre date

Une chose restera à coup sûr présente à la mémoire de tous les participants à cette journée d’études : la soudaineté avec laquelle elle nous a d’emblée fait entrer dans le vif du sujet, c’est-à-dire dans sa grande complexité, et tout d’abord l’impressionnante série de paramètres dont cette question des minorités exige la prise en compte. Pour être longue, la liste que l’on dressera ici en croisant les différentes communications ne se prétend aucunement exhaustive.

Dans les termes qu’elle revêt aujourd’hui, la question des minorités convoque irrésistiblement celles des migrations, la diversité croissante que celles-ci rassemblent dans de mêmes lieux mais également le bouleversement des équilibres numériques et des proportions, et le passage non moins bouleversant pour qui a à le vivre, de la situation de majorité dans un lieu de départ à celle de minorité dans un lieu d’arrivée.

Certains de ces groupes minoritaires sont partie de diasporas largement déployées et peuvent toujours connaître des situations majoritaires dans d’autres lieux que la France. Les circulations réelles ou virtuelles, celles-ci avec l’impressionnante instantanéité qui les caractérise, formant des flux constants entre les divers lieux d’implantation.

S’est également affirmé le fait que ces « minorités » connaissent elles-mêmes une très grande pluralité interne, qu’elles sont parcourues de mouvements récurrents, qu’elles peuvent même parfois être déchirées entre des courants qui se distinguent tant par les formes de la pratique religieuse elle-même que par le rapport avec l’environnement au sein duquel le groupe s’inscrit.

Mais l’évolution de la situation, le passage de majorité à minorité, ne requiert pas forcément le déplacement. La définition et peut-être surtout la perception de soi comme majoritaire ou minoritaire est devenue une véritable clé heuristique pour les catholiques aujourd’hui en France. On saisit ici toute la profonde transformation de la notion même de minorité si l’on peut tenir que ce pays, et sans doute nombre de démocraties occidentales avec lui, ne compte plus que des minorités religieuses, ou plutôt que de fait, en termes purement quantitatifs, la majorité n’existe plus. Évolution de la majorité elle-même, à bas bruit mais combien décisive, et qui doit retenir toute notre attention.

Les chiffres sont en la matière très difficiles à établir, mais particulièrement frappants sont ceux issus de l’enquête « Sociovision » menée en novembre 2014. 36 % des personnes interrogées s’y déclarent croyantes et 10 % pratiquantes, 48,5 % « se rattachant au catholicisme ». Ainsi, l’ensemble de ceux qui se réclament d’une pratique religieuse, et même de ceux qui se disent simplement croyants, forme à présent une minorité parmi les personnes vivant sur le territoire français.  Comment définir alors ce que nous cherchons à saisir ? Nous représenter notre objet même ? C’est la catégorie de minorité qu’il nous faut replacer sur le métier. Que devient-elle si, comme on l’a dit, il n’y a plus véritablement de majorité ? Quel sens prend ce vécu de minorité ?

La question est-elle toujours alors celle des minorités, ou plutôt celle de la pluralité religieuse d’une société en « démocratie avancée » telle que la France ? Alors qu’un trait essentiel de différenciation par rapport aux situations vécues dans tant d’autres régions du monde tiendrait non plus seulement dans cette sécularisation qui nous est si familière, mais dans la pluralisation des appartenances religieuses au sein des démocraties occidentales.

Car la situation minoritaire est également une expérience. Expérience dont partie tient en un héritage et en une mémoire qui s’y rapporte. Les rapports de proportion ont beau avoir changé, la figure d’une minorité qui a été une majorité, ici ou ailleurs, est bien différente de celle de groupes qui n’ont jamais connu que la minorité, ceci du sentiment des fidèles eux-mêmes comme de ceux qui posent leur regard sur eux. Évolutions et changements de situation, même si ce n’est plus de statut ou de condition, qui peuvent donner lieu à une âpre concurrence des mémoires.

Ces groupes minoritaires peuvent encore s’organiser en structures par âges accusant de sensibles décalages, caractère déterminant pour ce que seront bien sûr leurs lendemains, mais aussi pour la tonalité possible de leur pratique et de leurs procédures d’affirmation, et donc pour le visage qu’elles offrent au regard extérieur. L’enquête Sociovision nous dit aussi qu’au nombre des seuls pratiquants, 43 % des catholiques ont plus de 50 ans, 41 % des musulmans moins de trente.

Une question sans doute particulièrement déterminante pour toutes les minorités dans le contexte français est celle de leur rapport à l’État, rapport portant parfois le lourd héritage de la relation coloniale, à propos duquel on pense bien sûr d’abord aux musulmans mais dont il faut rappeler qu’il peut aussi concerner en France d’autres confessions ou dénominations religieuses, à commencer par les bouddhistes. Et à cette mémoire plus ou moins apaisée ou douloureuse, il faut encore adjoindre le fait que c’est le droit qui fournit l’outil de constitution des groupes de fidèles, l’association cultuelle définie par la loi de 1905, et qu’il revient aux instances de la République d’en réguler si nécessaire l’exercice. Alors que le second article de la loi interdit en principe le financement public, le premier article est généralement interprété comme fixant à l’État une responsabilité en termes d’égalité de conditions de l’expression religieuse pour tous. Est notamment admis le principe d’un « rattrapage », notamment en termes de lieux de culte, pour ceux qui seraient de nouveaux venus sur le territoire de la République ou du moins sur le territoire métropolitain ; « rattrapage » qui ne prévoit pas de financement public direct mais de multiples voies d’accompagnement par les autorités centrale et locales.

Toutes présentes dans un même espace, ces minorités s’y côtoient sans cesse. Sous cet angle, la notion d’échelle reste pertinente et même déterminante entre groupes plus ou moins nombreux et en voie de croissance plus ou moins rapide, notamment par le poids que leur présence peut leur donner localement, dans des territoires déterminés. La culture pluraliste étant en ce qui concerne la religion chose bien nouvelle en France, la situation peut aussi varier d’un groupe à l’autre en des termes allant de la surexposition à une réelle méconnaissance. Ceci alors que circulations et échanges sont incessants des uns aux autres. La figure du converti est assurément une des grandes figures de la modernité religieuse telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Dans ce paysage si divers, s’effectuent également des regroupements, des convergences, des alliances parfois instrumentalisées, comme a pu l’être la notion de « judéo-chrétien » particulièrement lorsqu’elle sert à désigner, ou à singulariser, ce qui aurait été des « racines ».

La perception des groupes, ou du moins de certains d’entre eux, et les réponses apportées par leurs membres peuvent s’avérer fortement tributaires de la géopolitique mondiale et des violences qui sont commises au nom de leur foi, quelle que puisse être la légitimité de ces revendications.

Mais ces groupes minoritaires ne se définissent et surtout ne s’auto-définissent pas toujours, ou pas seulement, par une appartenance religieuse, à celle-ci peuvent s’ajouter des considérations d’origine nationale ou ethniques.

Les modalités d’appartenance déplient une très large palette d’affiliations entre lesquelles les affirmations identitaires souvent de plus en plus haut revendiquées. Les sociabilités, les mémoires ou les causes politiques peuvent aussi susciter des rivalités, des formes d’hostilité parfois très vives.

Sur un mode certainement plus discret et sans discours explicitement formulé, on peut aussi discerner des porosités, des mouvements qui traversent les frontières confessionnelles, façonnant des réponses qu’il faudrait comparer à des évolutions en cours au sein des sociétés d’accueil, notamment à ce qui est vécu comme processus d’individualisation croissante, avec d’un groupe à l’autre, des effets d’imitation, de mimétisme, d’émulation, voire de surenchère.

L’enjeu essentiel devenant celui de savoir quelle peut être l’aptitude à additionner, à croiser les appartenances diverses ou déployées sur des registres divers, de façon à les conjuguer avec l’appartenance politique et citoyenne qui constitue en France l’universel commun.

Le faisceau de questions est nourri, et même troublant. Il est également incontournable et s’impose à nous de manière impérative. Il nous faut donc aller plus loin encore, et les travaux présentés ici incitent irrésistiblement à esquisser un agenda. Il faut les étendre, affiner nos connaissances et celles que nous soumettrons à la réflexion de nos concitoyens. Orthodoxes, bouddhistes ou protestants évangéliques (pour ne parler que d’eux) ne suscitent pas encore assez d’études et, de façon exactement symétrique, leurs besoins ne sont pas suffisamment pris en compte par les pouvoirs publics ou les médias.

De même, les grandes enquêtes réalisées par les instituts spécialisés qui nous apportent des données si précieuses, ne font pas toujours jouer un spectre de diversité assez étendu au regard de cette diversification croissante.

Il nous faut faire entrer dans le champ de nos études les dimensions conflictuelles, celle des prosélytismes, des rivalités, des concurrences, des violences. La démarche systématique qui est celle de la recherche fait aussi impitoyablement apparaître des lacunes, allant pour ce qui concerne certaines questions particulièrement brûlantes jusqu’à l’absence de données fiables. La recherche doit ici se faire force de proposition pour obtenir des évaluations numériques que les pouvoirs publics sont seuls en mesure de réaliser. Que se passe-t-il aujourd’hui dans ce pays entre musulmans et juifs ? Que se passe-t-il particulièrement dans les établissements scolaires, alors que l’école occupe en France une place si centrale dans  le contrat républicain, alors aussi que celles et ceux qui peuvent y être la cible de comportements hostiles sont par définition des enfants et des jeunes gens, publics fragiles et auxquels la protection du service public est si incontestablement due ?

Plus que sur tout autre sujet, pèse sur celui-ci la nécessité absolue du rassemblement des compétences et de la confrontation des résultats, de la rencontre et du travail conjoint. Eu égard au caractère aigu que ces questions peuvent revêtir, à leur prégnance extrême, aux inquiétudes qu’elles ont la capacité de soulever dans le corps social et au poids qu’elles revêtent dans le débat public, il nous faut faire entrer en dialogue les différents mondes préoccupés par elles, sphères académiques et société civile. Idéalement, il nous faudrait faire tourner de telles rencontres, les ouvrir dans des lieux différents avec des audiences différentes. Il faut d’autant plus vivement remercier l’Institut de protestant de théologie de Paris d’avoir donné ce beau coup d’envoi en accueillant ce qui ne devrait être que la première d’une longue, à coup sûr passionnante, et nécessaire série.