Retours sur l’histoire des minorités françaises, d’hier à aujourd’hui. Permanences et défis

Les articles qui constituent ce dossier sont tous issus des allocutions présentées lors d’une journée d’études du Groupe de Recherche sur l’histoire des protestantismes, organisée par Rita Hermon-Belot et moi-même, qui s’est tenue à l’Institut protestant de théologie à Paris le 6 mai 2017. Intitulée « Protestantisme, judaïsme, islam, catholicisme, regards croisés sur la condition religieuse minoritaire en France et en Europe (xixe-xxie siècles) », cette journée de recherche et d’échanges a permis de faire dialoguer des spécialistes de plusieurs des mouvements religieux existant actuellement en France, étudiés sous leurs angles historique, philosophique et sociologique, tout en donnant une large part à l’étude comparatiste. Les auteurs ont, de plus, abordé ces différents groupes à travers le prisme de leur condition minoritaire, qu’elle soit passée ou présente, revendiquée ou subie, dans le cadre d’une société française contemporaine éminemment sécularisée, grand ouverte aux influences venues de l’extérieur et irrémédiablement composée d’identités plurielles.

Une courte réflexion préliminaire sur les permanences et les défis auxquels sont confrontés les minorités religieuses en France, de l’Ancien régime jusqu’à nos jours, servira d’introduction à ce passionnant dossier. Il est en effet nécessaire de commencer par ce constat, éprouvé tout au long de l’histoire de France, d’une difficulté proprement française à envisager sereinement un véritable pluralisme sociétal, qui dépasse le seul face-à-face religions-État. Cette réflexion questionne ainsi la mise en pratique, de manière à la fois juste et quasiment pacifiée, d’un principe de gouvernement considéré comme essentiel dans l’identité de notre République depuis 1905, et qui est pourtant incessamment revenu sur le devant de la scène depuis plus d’une trentaine d’années : la laïcité. Je voudrais en présenter tout d’abord, avant de présenter plus précisément le contenu de ce dossier, quelques-uns de ses enjeux les plus cruciaux.

Le statut minoritaire, aujourd’hui comme hier, pose problème aux différentes religions et confessions présentes dans l’espace français. Historiquement cette question remonte au Moyen Age, période durant laquelle le statut des juifs a été régulièrement interrogé, entre persécutions périodiques et protections particulières, souvent discriminantes, toujours fragiles et révocables. Les guerres de religions du xvie siècle ont posé, à l’intérieur même de l’Europe chrétienne, la problématique renouvelée d’une concurrence interconfessionnelle dans des États-nations en voie de constitution. Ces dramatiques et sanglants événements ont amené les contemporains – et les commentateurs des siècles suivants – à interroger durablement la pratique traditionnelle du pouvoir politique vis-à-vis du religieux. Les solutions juridiques et politiques proposées successivement par plusieurs penseurs et philosophes européens, les expériences politiques innovantes en matière de gestion du pluralisme inaugurées dans quelques colonies américaines, ont finalement permis la mise en pratique généralisée d’une politique plus tolérante et en cela, plus sécularisée. Celle-ci s’est à la fois émancipée de la thèse de la légitimation proprement religieuse du pouvoir et progressivement détachée du dogme de la religion nationale forcément exclusive. Cela s’est bien sûr fait à un rythme différent selon chaque État, mais selon un schéma très semblable à chaque fois, en passant progressivement de l’intolérance politico-religieuse à la définition d’une première ébauche de tolérance civile, puis à la reconnaissance légale – et le plus souvent à égalité – des différentes minorités religieuses, y compris dans les États à forte majorité confessionnelle.

En France, cette égalisation des cultes a d’abord été l’œuvre de la Révolution française, avec la réintégration des protestants et l’émancipation des juifs, devenus des citoyens comme les autres, et ce, en quelques mois seulement de l’année 1789. Ce pluralisme légal, même limité à 4 cultes officiellement reconnus (catholicisme, protestantismes luthérien et réformé, puis judaïsme), a été confirmé et même subventionné par le système dirigiste élaboré par Napoléon Bonaparte, à la suite du Concordat signé en 1801. La politique de laïcisation républicaine, qui s’est accélérée sous la IIIe République, a encore contribué à l’autonomisation progressive, mais paraissant inéluctable, de l’État vis-vis des propositions politiques et sociétales émanant des religions constituées. Celle-ci s’est finalement incarnée par un véritable divorce institutionnel au moment clé de la séparation des Églises (c’est-à-dire à la fois l’Église catholique alors majoritaire, mais aussi les cultes minoritaires reconnus) et de l’État en 1905. L’indépendance mutuelle inscrite dans la loi alors entre les domaines du religieux et du politique a ensuite été confirmée solennellement par l’inscription du qualificatif laïque accolé à la définition de la République qui se trouve dans le préambule de la Constitution de 1958, qui est la nôtre encore actuellement.

Et pourtant, les autorités publiques françaises n’ont jamais cessé de prendre en compte et de chercher à réguler l’expression religieuse dans la société. La non-application de la séparation dans le cas du culte musulman en Algérie coloniale, jusqu’à l’indépendance de cette dernière, en est un premier signe. La persistance de situations d’exception au principe de séparation en matière de gestion des cultes, que ce soit en Alsace-Moselle ou dans certains espaces Outre-mer, un deuxième. L’attention constamment portée par l’administration dès les lendemains de la loi de Séparation aux problématiques religieuses, qu’elles soient anciennes ou profondément renouvelées depuis un demi-siècle, un troisième.

Sans revenir sur les formes de cette histoire longue, et maintenant bien connue, je voudrais illustrer par un exemple particulier, l’implication continue de l’État dans la régulation de l’expression religieuse, ou, plutôt de l’expression antireligieuse vis-à-vis des minorités présentes sur notre territoire.

Celles-ci s’alarment en effet assez régulièrement de la résurgence cyclique des discours antisémites en France, dès la fin des années 1960. Plus récemment, les atteintes antimusulmanes se multiplient et se banalisent elles aussi, en particulier depuis les événements traumatiques de janvier 2015. Parce que ces discours de haine se transforment parfois en actes violents, leur recrudescence inquiète légitimement tous ceux qui ont à cœur la préservation de la paix sociale dans notre pays, durement secoué par les attentats terroristes de ces dernières années et tenté par un populisme simplificateur.

Pourtant la société française n’est pas complètement désarmée face à cette montée en visibilité du racisme ethnique ou antireligieux et de ses passages à l’acte. L’État a progressivement construit un dispositif légal de lutte contre ces dérives : les provocations à la haine raciale, ethnique ou religieuse, constituent en effet des limites légales précisément définies à la liberté d’expression garantie par la très libérale loi sur la presse de 1881. La loi Pleven de 1972, les lois dites mémorielles des années 1990-2000, ont encore accru la possibilité de répression de ces actes et paroles à la fois racistes et antireligieuses. Certains ont même considéré en leur temps qu’elles pouvaient constituer des atteintes parfois disproportionnées à la liberté d’expression garantie par les traités internationaux que la France avait ratifiés. Elles ont aussi été soupçonnées de révéler une politique différentialiste de l’État vis-à-vis des différentes victimes de ces attaques. La loi Gayssot, tout récemment constitutionnalisée, a été ainsi particulièrement critiquée pour son objet unique, la pénalisation du négationnisme vis-à-vis de la Shoah, aux dépens d’autres atteintes à la dignité des personnes blessées dans leur identité religieuse.

Ce soupçon s’est accru dans une partie de la population, avec l’émergence d’un nouveau discours de haine, popularisé, faute de mieux, sous l’appellation contestée en France d’islamophobie qui veut spécifier le racisme proprement anti-musulman. Des associations de lutte contre les discriminations à l’encontre des musulmans français se sont ainsi constituées, qui, par leur usage développé des nouvelles technologies d’information, ont acquis une surface médiatique et une visibilité inédites. Par leur activisme, elles ont aussi contribué à déstabiliser les associations traditionnelles de lutte contre le racisme et l’antisémitisme.

Les nouvelles associations de défense juives ou musulmanes, ou bien encore celles dédiées à la défense des chrétiens d’Orient agissant à l’extérieur de nos frontières, se proclament toutes antiracistes. Elles ont cependant souvent réduit leur objet à la lutte contre une seule forme de racisme parmi d’autres, celui qui les atteint personnellement. Pire, elles semblent au mieux devoir s’ignorer, quand elles ne se soupçonnent pas mutuellement de cautionner chacune de son côté la haine de l’autre. Il ressort de cette absence de débat et de coopération comme une concurrence malfaisante, stérile et victimaire entre minorités religieuses – toujours menacées – dans notre République.

Cette situation de guerre idéologique n’est pourtant pas inédite en France. Au lendemain de l’affaire Dreyfus, on avait vu, parallèlement au déchaînement d’un violent antisémitisme et d’un antiprotestantisme plus feutré mais tout aussi réel, la banalisation d’un discours anticlérical très offensif. Anatole Leroy-Beaulieu, professeur à l’École Libre de Sciences Politiques, dénonça, dans un essai courageux publié en 1902, le succès grandissant de ces « doctrines de haine », jugées structurellement identiques et socialement néfastes. En partageant le même type d’exploitation des bas instincts de la foule, en prêchant la division, elles mettaient selon lui gravement en danger la liberté d’expression dans une société pluraliste, à la fois du point de vue politique et religieux, et donc la démocratie républicaine elle-même.

Autre temps, autre mœurs ? Certains stéréotypes racistes, qu’ils soient accolés aux juifs, aux musulmans ou autres, font appel, aujourd’hui comme hier, aux mêmes peurs et aux mêmes fantasmes, à la même technique bien connue de la désignation d’un bouc émissaire. Leur popularité renouvelée prouve aussi la difficulté récurrente de notre pays, unifié et centralisé depuis plusieurs siècles, à accepter l’expression d’un véritable pluralisme, en particulier religieux, dans l’espace public. Il me semble que, tant le débat public opposera de manière caricaturée les partisans d’un universalisme – catholique hier, laïque aujourd’hui – prônant une uniformisation culturelle face aux « communautarismes » supposés, juif, chrétien ou musulman, la France sera menacée par l’intolérance et la division. Les rancœurs et les haines croisées qui s’exacerbent entre certaines des minorités religieuses renforceront inévitablement une demande d’encadrement de l’expression publique par l’État. Celle-ci pourrait accentuer une censure parfois exagérée, qui mettrait en jeu nos libertés les plus fondamentales, et en particulier l’exercice pacifié de notre liberté de religion et de conviction, celle de croire et celle de ne plus croire.

C’est pourquoi, au lieu d’une concurrence victimaire, il me semble que les différentes minorités religieuses feraient mieux de partager à la fois leurs expériences et leurs pratiques, ne serait-ce que dans un souci pragmatique d’efficacité. Certaines le font déjà, mais leurs actions restent insuffisamment relayées. Elles ont fait de la dénonciation, claire et sans ambiguïté, des préjugés et de la haine véhiculés dans leur propre communauté d’appartenance à l’encontre de l’autre, leur exigence préalable. En cela, elles se révèlent véritablement tolérantes, ouvertes au pluralisme et au dialogue et socialement nécessaires.

C’est aussi notre projet aujourd’hui, et c’est par le biais d’une meilleure interconnaissance, que nous souhaitons, avec l’aide de nos seuls outils académiques, contribuer à une meilleure compréhension – et peut-être à l’apaisement – de certaines des tensions religieuses actuellement à l’œuvre, non seulement entre la majorité et les minorités, mais aussi entre les minorités elles-mêmes présentes dans notre pays. À cet effet, plusieurs questions structurent ce dossier :

L’historien Patrick Cabanel s’interroge d’abord dans un vaste panorama sur les relations spécifiques qui ont été entretenues historiquement entre les expressions religieuses juives et protestantes minoritaires en France ou dans les autres pays européens qui les ont vu coexister depuis le temps des Réformes jusqu’au xxe siècle. Il montre combien les affinités culturelles entre protestants et juifs se sont renforcées dans les épreuves du siècle précédent, en raison d’une même condition partagée de perpétuels minoritaires et de boucs émissaires idéaux.

L’historien-sociologue des laïcités Jean Baubérot revient avec des propositions nouvelles sur l’un de ses chantiers de recherche privilégiés : l’équivalence structurelle et les différences de timing et d’intensité dans l’expression française des doctrines de haine appliquées aux minorités religieuses nationales, protestantes et juives, à la fin du xixe siècle. Constatant la disparition presque totale de l’antiprotestantisme, en tout cas dans sa force haineuse à l’heure actuelle, il regrette, à l’instar de Georges Bernanos, que l’antisémitisme qui, lui, ne cesse de se réactiver dans une société de nouveau profondément divisée, ne soit pas plus unanimement « déshonoré ».

La philosophe Sophie Nordmann présente ensuite un éclairage pertinent de l’évolution des intellectuels juifs contemporains vis-à-vis de leur condition et de leur identité minoritaire au cours du tragique xxe siècle. En rappelant les bouleversements qui ont affecté les différentes communautés juives existantes au lendemain des révolutions de la fin du xviiie siècle, elle montre les différentes étapes du travail réflexif à l’œuvre dans ces communautés pour concilier leur appartenance juive à la nouvelle citoyenneté que l’affirmation de l’État-nation moderne leur a progressivement permise. Sans renoncer à leur identité, ces intellectuels ont tous essayé de penser leur particularisme nécessairement articulé à l’universel dont ils se réclamaient.

L’historien des idées Joël Sebban revient quant à lui sur la genèse et la fortune de l’expression de morale ou tradition « judéo-chrétienne ». En faisant une généalogie précise de ce concept artificiellement forgé, il démythifie l’usage qui en est fait tout en précisant quelques-uns de ses usages politiques les plus contradictoires. Il en conclut que c’est moins au bénéfice d’une prétendue tradition judéo-chrétienne que la modernité libérale et son cortège de libertés individuelles a pu solidement s’installer dans nos sociétés qu’à l’affirmation volontariste de la laïcité par les États-nations au cours de constitution.

À la question de savoir si les musulmans se conçoivent comme une minorité religieuse parmi d’autre dans le paysage français, l’expert français de l’islam, Bernard Godard, rappelle d’abord l’ancienneté des relations entretenues par les musulmans, les juifs et les catholiques, en particulier ceux d’Afrique du Nord, avant et après le rapatriement des années 60. Dépassant les catégories de majorité et de minorités, les associations promouvant le dialogue entre les religions mettent plus l’accent sur la nécessité d’actions interconvictionnelles communes que sur les vertus d’un approfondissement du traditionnel dialogue interreligieux. Et il est intéressant de voir que les organisations islamiques de la société civile privilégient les modèles associatifs issus du catholicisme à ceux promus par les autres religions minoritaires telles que le judaisme et le protestantisme.

La question de savoir si – et comment – une majorité peut progressivement se transformer en minorité religieuse parmi d’autres est décrite avec précision par l’historien du catholicisme Frédéric Gugelot. En faisant état des débats anciens à l’intérieur du catholicisme confronté à la profonde et ancienne sécularisation de la société française, il présente aussi les lectures qui en sont faites jusqu’à nos jours par ses membres les plus engagés. Il nous permet de mesurer ainsi les nouveaux enjeux auxquels se confrontent les catholiques en termes de positionnement dans cet espace public sécularisé, entre acceptation de leur déclin et résistance à leur minorisation sociologique et politique.

L’exposé par sa coordinatrice, la sociologue Anne-Laure Zwilling, d’une entreprise de recherche aussi ambitieuse qu’inédite referme – provisoirement – ce dossier. En revenant sur les enjeux et défis de l’exercice effectué par une équipe pluridisciplinaire de nombreux chercheurs apprentis ou confirmés, nous pouvons toucher du doigt la réalité complexe et particulièrement émiettée des différentes modalités d’exercice du religieux minoritaire dans notre société. L’immense effort de rationalisation effectué par cette équipe permet une meilleure vue d’ensemble de ces mouvements le plus souvent simplement ignorés dans les débats publics. En laissant espérer des comparaisons fructueuses, ce tableau forcément imparfait montre toute la complexité de ce monde si éclaté, qui contribue cependant aux évolutions dynamiques à l’œuvre dans notre société et à l’approfondissement de sa pratique démocratique.

À l’occasion de cette journée d’étude consacrée à la place du fait religieux minoritaire à l’époque contemporaine, notre objectif était clairement de partager des analyses croisées sur la nature et les évolutions historiques des relations entretenues entre les différents groupes religieux minoritaires dans un cadre devenu laïque et/ou pluraliste. Nous souhaitons vivement pouvoir partager plus largement nos connaissances, certes toujours fragmentées, mais, à nos yeux, particulièrement utiles à la compréhension plus fine et se voulant dépassionnée du monde qui nous entoure.

Nous sommes donc très reconnaissantes et fières d’avoir pu accueillir lors de cette journée de réflexion particulière des intervenantes et des intervenants aussi prestigieux qu’érudits, mais sommes aussi très sensibles aux participants assidus qui ont entendu notre appel. C’est le résultat de ces réflexions qui fait le sel de ce dossier particulier proposé par la Revue d’histoire du protestantisme. En s’intéressant ainsi généreusement et confraternellement à l’histoire d’autres propositions religieuses présentes dans le même espace partagé, elle permet l’ouverture bienvenue d’un débat réflexif et prospectif, à la fois commun et solidaire.